Reproduction d'une scène de la Passsion : Vitrail de l'église de ZETTING ( XV ème siècle ) |
I AUTORITE DE L'ECRIT ? | |
II LA FABRICATION D'UN TEXTE SACRE | |
III QUEL
ANCIEN TESTAMENT ? |
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IV Y A-T-IL UNE TRADITION APOSTOLIQUE ? | |
V QUEL NOUVEAU TESTAMENT ? | |
I L'ANHISTORICITE
DES EVANGILES 1 Le pouvoir et l'écrit
2 Autonomie -Hétéronomie 3 Lectio divina en France après la Révolution 1 -La Restauration de la Foi; ses contradictions
2 -Quel est le contenu du Canon? 3 -L'historique de la fabrication a) Illusions de l'Union b) L'époque Carolingienne c) L'époque Féodale d) A partir du XIllème siècle e) Le Concile de Trente f) Et le livre fut ... 1 La doctrine
de l'église
2 La septante 3 Monothéisme ou monolâtrie ? 1 La
doctrine de l'Eglise
2 Qu'est-ce qu'un apôtre ? 3 Jésus a-t-il créé uneEglise ? 4 L'avènement de l'Eglise 5 L'avènement des faussaires 6 Qu'est-ce qu'une tradition? |
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SOMMAIRE
I L'ANHISTORICITE
DES EVANGILES
a
) La naissance de Jésus selon Matthieu
b
) La naissance de Jésus selon Luc
c
) La mort de Jésus selon Luc
-
Les anachronismes du scénario
-
Le récit de la Passion en question
d
) La durée de vie de Jésus
II La
mise en croix
a)
L'invention de la croix chrétienne
b) La croix symbole de vie éternelle
c)
Représentations iconographiques
d)
Origines du culte de la croix
e)
Les "grandes faims" et leurs conséquences
f)
La fin du Moyen-Age en danses macabres
III Les
"effets de réel" de la littérature évangélique
a) Savoir
faire illusion
b) un
catalogue de miracles
c) Y-a-t-il
un enseignement authentiquement divin?
d Conclusion:
Qu'est-ce que l'évangile ?
Le Nouveau Testament est constitué principalement par quatre évangiles, qui décrivent la vie de Jésus.
La Constitution dogmatique "Dei Verbum" sur la révélation divine, du 18 Novembre 1965, de Vatican II, stipule au chapitre V relatif au Nouveau Testament que:"la Sainte Mère Eglise a tenu et tient fermement et avec la plus grande constance que les quatre Evangiles mentionnés, dont elle affirme sans hésiter l'historicité, transmettent fidèlement ce que Jésus, le Fils de Dieu, du temps de sa vie parmi les hommes, a réellement fait et enseigné pour leur Salut éternel jusqu'au jour où il fùt enlevé (Cf. Actes chapitre l -1,2) "
Or, nulle affirmation n'est moins
assurée que celle-ci: l'on sait, en effet, depuis au moins un siècle, à la suite
des travaux de E.REUSS, que
"nous ne pouvons même pas avec les Evangiles retracer une chronologie de Jésus"
Qu'est-ce qu'une vie sans chronologie? Alors que nous connaissons pratiquement
tout des faits et gestes d'Auguste et autres Empereurs, pourquoi ne pouvons-nous
pas préciser avec une relative certitude la date de la naissance de Jésus, la
date de sa mort, la durée de sa vie? Comme si la venue sur Terre d'un dieu,
plus exactement du Fils unique de Dieu, n'importait aucunement aux hommes qu'il
serait venu dit-on sauver!
I L'anhistoricité
des évangiles
a) La naissance de Jésus
selon Matthieu
"Jésus étant né à Bethléem de Judée du temps du roi Hérode " (Mat.II )
Qu'est-ce que le temps hérodien ? Il s'agit sans
doute d'Hérode le Grand, dit Roi des Juifs, qui règna de 41 à 4 avant notre
ère, soit environ 37 ans. Il était un Roi-client des Romains, dont le royaume
était une création directe de l'Administration romaine. Les dix premières années
de son règne se passèrent sous l'autorité suprême d'Antoine; à partir d'Actium,
il devint l'ami d'Octave qu'il rencontra à Rhodes, au début 30; Hérode avait
toujours été farouchement hostile à Cléopâtre, la rencontre entre les deux hommes
en fut d'autant plus facilitée. Hérode savait donc que son titre royal attribué
personnellement, non transmissible, pouvait lui être ôté à tout moment; le vrai
Roi des Juifs trônait à Rome, sous les traits d'Auguste; Hérode le Grand avait
la petitesse d'un rex datus.
Un autre Roi des Juifs fut nommé par Caligula en 38 après notre ère; ce fut Hérode Agrippa 1er., qui mourut en 44. Son fils Agrippa II règna sur des morceaux de la Syrie, et mourut en 92-93; il fut quelquefois appelé Roi, en particulier dans les Actes d'Apôtres.
Ainsi donc, le temps du roi Hérode, à défaut d'autres précisions chronologiques, ouvre à nos investigations un champ d'hypothèses aux limites vagues, allant de 37 ans (durée du règne d'Hérode le Grand) à 160 ans durée de la dynastie si l'on tient compte d'Antipater l'Iduméen, père d'Hérode le Grand .
A l'intérieur de ce cadre, à quelle date situer la naissance de Jésus? Matthieu ne le dit pas, mais il fait intervenir des Mages. Qui sont ces Mages? Matthieu est fort peu prolixe à leur égard; ils viennent d'un Orient non précisé, cherchant un roi des Juifs qui vient de naître pour l'adorer (mais qui les avait avertis?).Ils suivaient, dirent-ils à Jérusalem, son étoile. Celle-ci, après une courte éclipse, les conduisit jusqu'au lieu où se tenait l'Enfant-Roi auquel ils rendirent hommage; puis ils s'en retournèrent dans leur Pays.
Le rôle de l'étoile apparaît, dans le récit, superfétatoire, en tant qu'indicatrice de la direction à suivre. Les Mages venaient adorer un roi des Juifs; or, dans toutes les littératures, les Mages étaient décrits comme des gens instruits. Depuis des siècles et des siècles, des armées, des commerçants et autres voyageurs foulaient le sol de la Judée, Patrie des Juifs, dont les malheurs bien connus alimentaient des collections de livres rangés dans des bibliothèques. En d'autres termes pour venir adorer près de Jérusalem un nouveau Roi des Juifs, les Mages n'avaient nul besoin d'une étoile.
La présence de l'étoile nous informe opportunément de la qualité d'astronomes ou astrologues de ces personnages. On peut s'interroger aussi sur le nom de cette étoile qui brille de l'Orient à l'Occident pendant toute la journée. On conçoit mal, en effet, qu'une caravane plus ou moins lourdement chargée puisse voyager longtemps, plus d'un mois sans doute, uniquement de nuit. Les animaux dorment pendant ce temps de repos naturel. Cette étoile, brillant durant chaque jour, est connue de tous les terriens, elle s'appelle soleil.
Ces Mages, très vraisemblablement, s'identifiaient aux prêtres que "la tradition littéraire hellénique liait au culte de Mithra", d'abord prêtres sacrificateurs -Maga signifierait "offrande", ou "sacrifice" -ensuite astrologues, alchimistes, magiciens, successeurs de Zoroastre prophète Iranien, les Mages propagèrent le culte de Mithra, Dieu de la lumière de la vérité et du courage, issu d'un dieu hindou, Mitra, lié à Varûna, un aspect du soleil. Grâce aux Mages, le mithriacisme connut au proche Orient un succès extraordinaire à partir de son implantation en Asie Mineure au premier siècle avant notre ère.
"Les indices que nous donne Plutarque autorisent à considérer que le Mithra des pirates ciliciens est déjà suffisamment différencié du Mithra médico-persique et surtout du Mithra avestique pour porter toutes les'promesses du mithriacisme gréco-romain... " ( 1 )
Ce lien des Mages avec Mithra, dieu de la lumière, leur adoration à Bethléem d'un enfant-roi rappelle explicitement qu'un enfant-roi était par définition un enfant-dieu; que l'Empereur romain était fréquemment appelé le nouveau Soleil, Néos-Hélios en abrégé Noêl. Finalement, l'histoire des Mages fixe définitivement la naissance du roi, nouveau Sauveur, au jour de la naissance de Mithra, le 25 Décembre, suivant la Tradition du Sol invictus. Cette fête de la lumière fut "christianisée" pour la première fois à Rome vraisemblablement le 25 Décembre 335, et non le 25 Décembre de l'an 5 avant notre ère, du temps d'Hérode le Grand. Le récit de Matthieu semble ainsi constituer une justification a postériori de cette fusion-transformation des cultes solaires voulue par l'Empereur Constantin, dans le cadre de son action tendant à renforcer l'unité de l'Empire.
L'on trouve une confirmation de
cette hypothèse dans le récit de la naissance de Jésus chez Luc (II -8,20) avec
l'épisode des bergers. Ceux-ci n'ont pas été choisis par l'auteur au hasard,
au lieu de vignerons, laboureurs, commerçants etc... Le mythe de Mithra met
en scène régulièrement des bergers qui aident le dieu à naître d'un rocher grotte
ou caverne; Mithra est qualifié de pétrogène; à sa naissance au solstice d'hiver,
la roche dont il naît est arrosé souvent d'une "eau de la vie éternelle". Les
deux évangiles rapportant la naissance de Jésus paraissent donc tout à fait
concordants à cet égard. Jésus, nouveau Soleil puisque Enfant-Roi, naît comme
le Sol invictus avec l'aide de bergers, puis il est adoré par les Mages, prêtres
de Mithra. Sa naissance est donc un phénomène cosmique et non un fait historique,
les deux dieux fusionneront en un dieu médiateur et cosmocrator, qui par la
volonté politique de Constantin prendra le nom de Christ. Cette décision soulèvera
d'abord dans les milieux lettrés de la société Gréco-Romaine une opposition
d'autant plus ferme que les honestiores méprisaient totalement, pour cause d'athéisme,
la religion des humiliores, même si elle triomphait par la vertu du nombre.
La nécessité d'un consensus conduisit inévitablement
ceux que nous appelons païens à accepter des appellations chrétiennes incluses
en innovation dans leurs cultes; et les chrétiens, du fait de l'unicité de la
divinité et non plus de sa complexité, à adopter des rites primitivement "païens",
qui s'établirent progressivement dans leur liturgie. Ces échanges se situèrent
à la fondation du baptême, de l'Eucharistie, de la Mise en croix (la croix n'était
plus alors un instrument de torture depuis 320 environ).
La caractéristique principale du
récit matthéen réside en son irréalisme, son défaut de conséquences concrètes
pour la population juive. Cette affirmation ne vaudrait rien, si Matthieu, Luc,
et pourquoi pas Marc et Jean, nous montraient des files de pélerins se rendant
de Jérusalem à Bethléem, régulièrement ou épisodiquement, pour se recueillir
à l'endroit chanté par les bergers et magnifié par la visite des Mages possesseurs
de richesses à faire tourner les têtes -mais où est passé l'or? - Leur
venue avait troublé, non seulement Hérode, mais tout Jérusalem avec lui. Autrement
dit, quelques dizaines de milliers de personnes auraient pu accompagner les
Mages à Bethléem, voir l'Enfant-Roi adoré par ceux-ci, être transportés par
l'aspect extraordinaire de cette histoire, et, après la disparition subreptice
du nouveau-né, venir se rappeler ces moments stupéfiants, à l'occasion de courts
pélerinages; Jérusalem n'est pas si éloignée !
Les Mages se sont déplacés pour rien, leur aventure
n'a laissé aucune trace; le récit même de Matthieu n'a suscité aucun retour
à Bethléem; jusqu'au pélerinage de "l'homme de Bordeaux", dans les années 330
de notre ère,dit-on.
Est-ce que l'évangile dit de Matthieu gagnerait en crédibilité avec le récit devenu celui des Saints Innocents? (Matthieu II -16,18). La supposée folie meurtrière d'Hérode le Grand reste totalement inexpliquée. S'agirait-il d'une peur maladive de perdre son trône? Hérode, très âgé, savait trop bien de la faveur de qui il le tenait pour craindre d'être supplanté par un enfançon totalement inconnu de Rome, même si né à Bethléem de la race de David disparue depuis des siècles. S'agirait-il, en ces temps troublés, d'une émeute organisée par les enfants judéens de moins de deux ans constituant un péril tout à fait inattendu? De fait, aucun historien romain du premier ou deuxième siècle de notre ère n'a dénoncé un tel génocide, bien que l'action des forces hérodiennes eût donné lieu à diverses estimations: le nombre des victimes se gonfla de quelques unités à 2.000, 14.000, 64.000, voire même 144.000 enfants tués. S'agirait-il finalement de simple littérature, de la réécriture du mythe millénaire de l'Enfant divin livré à l'hostilité de ses ennemis .? (2 ).
La fête catholique des Saints-Innocents,
"la science certaine" de la Bible, la véracité historique du Nouveau Testament
affirmée par le Concile Vatican II élèvent indiscutablement cet épisode au rang
d'un élément biographique dans la vie de Jésus: "c'est précisément ici, en ce
point apparemment biographique, qu'on se trouve plus que jamais hors de la biographie
" (3 )
Enfin, notons le, le récit selon Matthieu de
la naissance de Jésus ne peut avoir des Judéens pour auteurs. Selon le dictionnaire
encyclopédique du Judaïsme, la Bible juive accorde une attention particulière
à la magie pour en prohiber les pratiques. La Bible juive va jusqu'à requérir
la peine de mort pour certaines catégories de pratiques magiques. Sorciers et
astrologues incarnent la tromperie et la duperie; selon la Mishnah la magie
équivaut à l'idolâtrie. On imagine difficilement dans ces conditions que des
Juifs, pieux et assez instruits pour écrire, auraient lancé à travers le désert
une caravane d'astrologues trompeurs, passibles de la peine de mort, pour découvrir
le Messie espéré par leur Nation. Le rôle majeur confié à ces Orientaux,
sous leurs habits de prêtres et princes, avoue volontiers une origine étrangère,
mésopotamienne sinon plus lointaine encore.
D'autre part, la personnalité de l'Enfant-Dieu, Jésus, ne correspond en rien au modèle de l'Enfant-Miraculeux décrit dans de rares passages des Ecritures juives, par exemple Isaac (ou Jean-Baptiste). Ces derniers malgré une naissance miraculeuse restent toujours fils d'homme; ils ne sauraient possèder des qualités divines, apanage d'un fils de dieu, c'est-à-dire d'un roi. Quelle crédibilité pouvait présenter le fils de parents trop âgés pour procréer, face à Auguste, descendant de Vénus par les Julii, et fils d'Apollon-Esculape par sa mère, Atia ? La naissance virginale de Jésus le met au rang des héros divins, lignée illustrée par Bouddha et le géant Gargantua en autres. Il faut considérer Jean-Baptiste, d'après Luc, comme une première ébauche de Sauveur insatisfaisante, sans pouvoir salutaire sur les éléments, la fécondité de la Terre, la mort, miracles situés très au-delà des prodiges accomplis par les prophètes de l'Ancien Testament.
b) La naissance de Jésus selon Luc: En ce temps là...
Matthieu nous conduit donc dans une période historique
déterminée par un "au temps d'Hérode", soit la deuxième moitié du premier siècle
avant notre ère correspondant approximativement à l'implantation du culte de
Mithra dans le proche Orient. Luc nous transporte dans un tout autre paysage,
la fameuse expression "en ce temps là" (II -1) n'a aucune résonnance chronologique;
elle équivaut tout à fait à l'introduction habituelle des contes: "Il était
une fois" L'élément anecdotique qui donnerait une vraisemblance au conte réside
dans le recensement de Quirinius Gouverneur de Syrie. Ce Quirinius a bien existé;
il a bien organisé le premier recensement de l'ancienne Ethnarchie d'Archélaos,
successeur de son père Hérode le Grand dans le gouvernement de la Samarie, Judée
et Idumée.
Archélaos, au règne brutal, fut destitué en l'an
6 de notre ère par Auguste, sur plaintes répétées de ses sujets Judéens. L'on
décida de rattacher directement l'Ethnarchie au Gouvernement romain par extension
de la Province de Syrie et désignation d'un procurateur-préfet. Celui-ci vint
se fixer, non pas à Jérusalem, mais à Césarée-Maritime pour les principales
raisons suivantes:
- Facilité
de liaisons avec Antioche et Rome, par voie maritime.
- Agrément
d'une ville neuve construite selon les principes de l'urbanisme gréco-romain
et dotée d'équipements adéquats (thermes, cirques, théâtres etc..)
- Et surtout
éviter de devenir otage d'une population juive facilement émeutière.
La narration de Luc, qui se présente
comme un informateur soigneux (1 -3), a posé aux historiens de notre temps de
nombreux problèmes :
- D'une part, l'évangéliste
précise qu'Auguste aurait fait recenser à cette occasion le Monde entier pour
la première fois (II -1). Tous les spécialistes du XIXème et XXème siècle
de notre ère, y compris en son temps Théodor MOMMSEN, se sont évertués à rechercher
l'occurrence d'un tel recensement du "Monde entier" c'est-à-dire de l'Empire
entier; ils l'ont définitivement niée. Luc a commis une erreur certaine, ce
qui laisse douter fortement de la valeur de ses informations. Un recensement
eut lieu en Judée(pour la première fois),après son rattachement direct à la
Province de Syrie, pour établir les bases de la fiscalité applicable,
ce qui désigne indiscutablement la fin de l'année 6 de notre ère ou le début
de l'an 7.
- D'autre part,
l'on a noté que sa chronologie était pour le moins anbiguë. Il place la naissance
de Jean-Baptiste (1 -5 à 38), précédant de 6 mois environ celle de Jésus, au
temps d'Hérode, roi de Judée (1 -5). Si, comme certains le pensent, cet Hérode
lucanien est Hérode le Grand, Roi des Juifs, l'on pourrait estimer à plus
de 10 ans (?) les grossesses d'Elisabeth et de Marie. Il vaut mieux estimer
que cet Hérode est Archélaos, juste avant sa destitution par Auguste, et situer
la naissance de Jean-Baptiste au plus tard le 25 Juin de l'an 6. L'on reste
cependant dans les limites d'un calendrier très étroit, s'il est vrai que l'Esprit-Saint
voulait faire naître Jésus le 25 Décembre de cette année là.
Enfin, l'on est tellement conditionné par des siècles d'habitude à lire le récit dit de Luc comme "vérité d'évangile", que l'on en oublie totalement le non-rapport de la Galilée à ce dispositif du recensement. Celui-ci concernait, seule,l'ancienne Ethnarchie d'Archélaos, soit la Samarie, Judée et Idumée. La Galilée faisait partie de la Tétrarchie d'Antipas; bien que contrôlée par le Gouverneur de la Syrie, cette dernière constituait un gouvernement autonome, au moins jusqu'à la destitution d'Antipas en 38; elle conservait intacte sa structure administrative et fiscale; l'armée et la police locale restaient en fonction; l'exercice de la justice appartenait au Prince-client, sauf la plupart des affaires qui pouvaient entraîner la peine de mort. Le paiement d'un tribut à Rome symbolisait sa sujètion. En la circonstance, si Joseph habitait bien la Galilée (Luc II -4), il n'était pas tenu de se faire recenser, et ne serait pas allé à Bethléem pour cette raison précise.
En bref, l'auteur, dit Luc, qui prétend être soigneusement informé (Luc l -3), a voulu justifier d'une manière apparemment logique un supposé voyage de Joseph de Nazareth à Bethléem; en utilisant l'autorité de Quirinius, il l'a situé dans un cadre légal pour le rendre plus vraisemblable. Il s'agit donc d'un simple "effet de réel" à l'efficacité relative; une fois repéré, cet "effet" ne saurait transformer en vérité historique un événement purement symbolique; dans la fiction d'un Jésus Messie des Juifs, descendant de David, sa naissance à Bethléem renforçait sa personnalité et devenait indispensable.
Le déplacement de Joseph à Bethléem
sert de prétexte au déploiement de généalogie opéré par (Matthieu et) Luc. Toutefois
il ne suffit pas d'appartenir, de manière apparemment certaine, à la famille
de David et être originaire de Bethléem ville de David, pour être Roi des Juifs:
Joseph n'est-il pas charpentier malgré son ascendance royale et son lieu de
naissance? Pour que Jésus devint Roi des Juifs il aurait dû recevoir l'onction
divine par l'intermédiaire d'un prêtre ou prophète missionné à cet effet.
Or, ce furent les Mages, prêtres de Mithra, qui
vinrent l'adorer et le reconnaître comme Enfant-Divin par les dons spécifiques:
- De l'or, chair du Soleil
- De l'encens, parfum des dieux
- De la myrrhe, gage d'éternité
Il s'agit de l'attestation finale de l'identité de Jésus, nouveau Soleil, telle que pouvait la concevoir (?) un pieux lecteur ou auditeur de l'Evangile, sans trop se préoccuper des relations ayant pu exister entre David et Mithra.
Luc inclut dans son récit:
- D'abord, l'épisode des bergers qui a trop de relations avec la mythologie
mithriaque pour ne pas venir confirmer l'intervention des Mages chez Matthieu.
-
Puis, il fait naître Jésus une deuxième fois après l'arrestation de Jean-Baptiste
par Antipas, et son baptême" comme tout le monde ", par cette déclaration céleste:
" tu es mon fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré" (Luc III -21,25)
- Ensuite, il place sa généalogie qui institue Jésus, fils d'Adam, fils de Dieu
(Luc III -23, 38)
Cet acharnement à vouloir prouver l'identité de Jésus par Adam n'est pas sans créer une dangereuse ambiguïté. En effet, Jésus, fils d'Adam par la chair, n'a pu être conçu qu'après la faute dite originelle, de ce dernier; Jésus souffrait donc des conséquences fatales de ce péché qui marquent toute l'humanité. Les futurs théologiens devront fabriquer les raisonnements les plus subtils pour illustrer au Concile de Chalcédoine la fiction des deux natures en une seule personne...
En définitive, il n'y a pas à chercher de repères historiques certains dans l'histoire de la naissance de Jésus. Les différences chronologiques entre les récits dits matthéen et lucanien sont trop importantes; de 47 à 11 ans; vraisemblablement les auteurs n'ont jamais eu l'intention de tracer les commencements d'une histoire véridique de la vie du Sauveur. Comme le reconnaissent, maintenant, les prêtres catholiques romains, 30 ans après le Concile Vatican II, les évangiles sont écrits par des croyants pour des croyants; il ne faut pas y chercher une histoire, mais 'l'Histoire Sainte". Faire oeuvre d'archéologue ou d'historien ne soucie pas les évangélistes; leur but serait de transmettre la Foi en Jésus. Toutefois, une "Histoire Sainte" reste une histoire déclarée sainte par des hommes pour des raisons déterminées, qui s'offrent à l'examen... de la raison. ( 4 )
Le fait le plus saillant des récits évangéliques reste précisément leur non-effet sur des populations supposées juives du premier siècle de notre ère. Aucun Juif de ce siècle n'a donné croyance à une naissance du Messie espèré, à Bethléem, dans les conditions générales décrites par les deux évangélistes. Personne ne s'est rendu sur place, par curiosité ou piété, pour vérifier le passage des Mages ou le récit des bergers. Nous en aurions des témoignages nombreux soit dans les Actes d'Apôtres, soit même dans les évangiles, ou les apocryphes. Les onze apôtres eux-mêmes n'ont jamais éprouvé le désir de se recueillir à Bethléem au lieu de la naissance de leur Dieu.
Tout semble fait pour justifier a posteriori l'exécution de la volonté constantinienne, celle qui donna forme à la christianisation du culte solaire impérial dans les années 330 -336. Assurément, la Depositio Martyrum Romae d'Octobre 336 indiqua un premier Noël chrétien au 25 Décembre 335. Cependant, cette inscription n'est pas intervenue subitement sans aucun précédent. Depuis presque un siècle, des chrétiens latins avaient fait naître leur Sauveur avec le Soleil le quatrième jour de la Création, et les avaient totalement confondus.( 5 ) Depuis l'Edit de Milan en 313, certains milieux proches de la Cour, dans l'Administration notamment, devaient dans leurs pensées réunir Jésus et Apollon-Mithra. Le Martyrologue romain, désignation moderne de la Depositio, fit naître officiellement Jésus ce 25 Décembre 335, soit deux ans avant la mort de Constantin mais deux siècle avant que ne se fît sentir le besoin d'un cycle pascal que Denys le Petit calcula en fonction de la naissance de Rome faisant du mouvement chrétien un nouveau chapitre de l'Histoire romaine.
Non contents de s'être appropriés
définitivement après la crise marcionite de 139 -145 à Rome, les Ecritures alexandrines
dites la Septante, véritable mine scripturaire d'où vinrent les divers scénarios
de la vie de Jésus rédigés précisément pour attester la véracité de ces Ecritures,
les chrétiens se donnèrent virtuellement un pays d'origine: la Galilée, ancienne
colonie de la Judée simple Province romaine, dont la capitale Aclia Capitolina,
anciennement Jérusalem,était interdite depuis 135 aux anciens autochtones. Les
chrétiens achevèrent ainsi, dans les dernières années du règne de Constantin,
leur quête identitaire; ils devenaient, dans l'Empire Romain, le nouveau peuple
élu, ciment de cet Empire, peuple dont l'expansion voulait lui apporter une
gloire et une puissance inégalées.
Cette évolution des esprits s'exprima dans le
premier pélerinage aux Lieux Saints de "l'homme de Bordeaux" dans les années
330, dit-on. Tout à la fois, ce pélerinage marquait la prise de possession de
ces Lieux, venait instaurer un rite et répéter le mythe du Salut; c'était "l'Histoire
Sainte" vécue; c'était l'aveu d'un désir irrépressible d'une éternelle enfance,
dans une situation de dépendance entraînant les attentions les plus tendres;
c'était la joie dans la quiétude de l'irresponsabilité; dans la quiétude d'une
servitude exprimée par les bras refermés de la mère, l'Eglise, répétant sans
cesse ses commandements "divins", sachant apaiser un besoin d'absolue certitude.
c) La Mort de Jésus selon Luc:
1 Les anachronismes du scénario
Aucun évangile n'avance une date
certaine de la mort de Jésus. A partir de ce constat, la bonne méthode consiste,
sembe-t-il, à chercher à fixer la date du début de la vie publique de Jésus,
d'estimer celle-ci aussi précisément que possible, pour arriver enfin à la scène
finale de la Passion dessinée par les témoignages évangéliques.
Luc, incontestablement, apporte sur les débuts
publics de la vie de Jésus les renseignements les moins imprécis, en nous contant
paradoxalement la vie publique de Jean-Baptiste. Le chapitre III de l'évangile
lucanien comporte en effet deux parties:
- la première, la
plus longue (III -1,20), traite de la vocation de Jean:
"L'an 15 du gouvernement de Tibère César, Ponce-Pilate étant Gouverneur de la
Judée, Hérode Tétrarque de Galilée, Philippe son frère; Tétrarque du pays d'Iturée
et de Trachonitide,... la parole de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie
dans le désert... "
jusqu'à
la mise en prison du prophète par Hérode Antipas.
- la deuxième
partie (III -21, 38) commence la vie publique de Jésus:
"Jésus à ses débuts avait environ 30 ans" (III -23)
Cette
fin de chapitre établit pour l'essentiel la généalogie de Jésus par Joseph (III
-23, 38) jusqu'à Adam, "Fils de Dieu".
Ainsi, deux indications ressortent
du texte:
- D'une part, Jean
disparait pour permettre à Jésus de se manifester comme s'il était un faux jumeau;
- D'autre
part, la vie publique de Jésus commencerait "à environ 30 ans".
Or, comme l'ère chrétienne sera inventée après les calculs de Denys -le Petit, il faut estimer ces "30 ans" en fonction de la chronologie lucanienne elle-même, d'autant que Denys le Petit fixera la naissance de Jésus à partir de la date mythique de la création de Rome, délaissant totalement les généalogies des évangiles pour faire du christianisme un chapitre de l'histoire romaine.
Jésus serait né à l'occasion du recensement de Quirinius gouverneur de la Syrie, soit au mieux le 25 Décembre de l'an VI de notre ère (Luc II -1,8 ) Jésus commencerait donc sa vie publique soit un peu avant cette date, au printemps de l'an 36, soit un peu après, au printemps de l'an 37.
Figurent déjà dans ce chapitre III de Luc les personnages clés de la Passion: Pilate, Hérode Antipas, les grands prêtres Anne et Caïphe; quant à Lysanias, Tétrarque d'Abilène, il mourut avant 37 , et son pays fut remis par Caligula entre les mains du petit-fils d'Hérode le Grand, Agrippa 1er,. roi des Juifs, mort prématurément en 44 de notre ère.
- Pontius
Pilatus
Appartenant à l'ordre équestre, Pilate fut, dans
la Province de Judée, Préfet du Gouverneur de Syrie et Procurateur chargé de
l'administration des domaines impériaux. Il succèda en 26 de notre ère à Valérius
Gratus et resta en fonction jusqu'en 36 : l'Empereur Tibère, soucieux de la
qualité des hauts membres de la hiérarchie administrative, inclinait à laisser
en place les mêmes hommes lorsqu'ils donnaient satisfaction. Pilate était jugé
comme un excellent fonctionnaire. Il habitait Césarée-Maritime. En tant que
Préfet, il commandait les troupes de maintien de l'ordre; en tant que Procurateur
il avait la charge des finances de cette partie de la Province de Syrie.
En 26, après son arrivée, Pilate s'efforça d'introduire
le culte impérial en essayant de placer dans le Temple de Jérusalem des images
peintes à l'effigie de Tibère; d'où immédiatement une émeute qui l'obligea à
revenir sur sa décision. Pilate provoqua un nouveau tumulte en cherchant à prélever
abusivement une partie des sommes déposées au Temple.
Il quitta définitivement sa charge en 36 de notre
ère, soit qu'il regagnât Antioche en fin d'année, soit qu'il retournât directement
à Rome; en ce cas, il abandonna Césarée par voie de mer avant fin Septembre,
du fait de l'arrêt de toute navigation jusqu'au printemps suivant. Aucun tumulte
n'est signalé dans les années 35, 36,qui aurait nécessité une action de police
contre Jérusalem.
- Hérode Antipas
Tetrarque de Galilee et de Pérée,
nommé à la mort de son père Hérode le Grand en 4 avant
notre ère, Hérode Antipas exerça son gouvernement de Prince-Client, sans accroc
jusqu'en 38 de notre ère. Il disparut en exil à Lyon pour avoir sollicité de
Caligula le titre de Roi des Juifs; cet Empereur l'accorda à Hérode Agrippa
Ier., qui avait été élevé avec lui à Rome en tant que Prince-Otage, et était
devenu son ami.
- Les Grands Prêtres
Après la déposition du grand prêtre en exercice
en 4 avant notre ère, il fallut attendre l'an 15 de notre ère pour qu'un nouveau
fût nommé. Caïphe gendre de Anne fut installé par le Préfet Valerius Gratus
en 18 et resta en place jusqu'en 37. Les grands prêtres étaient clairement subordonnés
aux Romains. Le Préfet avait la garde des vêtements sacerdotaux; l'étroite tutelle
exercée par les forces d'occupation otait au grand prêtre tout prestige auprès
de la population.
Ces principales données de la situation
permettent d'aboutir aux résultats suivants:
- Vie publique de Jésus commençant
en 36
-Si
durée de un an, Jésus meurt en 37; Pilate et Caïphe ne sont plus en fonction.
-Si
durée de 3 ans, Jésus meurt en 39; Pilate, Caïphe et Antipas ne sont plus en
poste.
-Vie publique de Jésus commençant en
37
-Dans
tous les cas, les principaux acteurs de la Passion ont disparu.
Une seule conclusion s'impose: la vie publique de Jésus, sa Passion et sa Mort ne relèvent pas de l'Histoire mais de la Foi.
2) Le récit de la Passion en questions
Les anachronismes du récit de la Passion nous conduisent inévitablement à nous rappeler les conditions "préhistoriques", sous l'emprise de l'oralité, de la transmission de la Foi des fidèles de Chrestus au premier siècle de notre ère. Tous imaginaient leur Sauveur perpétuellement présent, agissant, bienfaisant, et non mort; encore moins, si l'on peut dire, mort sur une croix, arbre de leur malheur, et non instrument de leur Salut. (6) Cette constatation signale une telle contradiction, voire une telle impossibilité ,qu'il faut bien en convenir:: le récit de la Passion a été rédigé plusieurs siècles après Tibère et Ponce-Pilate. Le Concile de Nicée, en 325, ne contient aucune allusion ni dans son Credo ni dans ses Canons, à une crucifixion du Sauveur; il faut attendre le Concile de Chalcédoine, en 451, pour que Sa mise en croix soit proclamée vérité de Foi.
Si les fidèles de Chrestus avaient reconnu dans les Judéens les meurtriers de leur Dieu, ils se seraient à l'évidence soulevés contre ces derniers pour les poursuivre, et si possible les exterminer; ils auraient détruit tout ce qui leur aurait rappelé cette race maudite, y compris les écritures "Sacrées" juives, même celles traduites en grec à Alexandrie, où la communauté judéenne était particulièrement importante. Bien plus, à l' époque du christianisme triomphant, l'Empire romain aurait armé toutes ses forces contre les déicides pour effacer jusqu'à leur nom de la surface de la Terre, puisqu'ils auraient incarné le type même de l'ennemi.
Rien de tel ne s'est produit.
Les Juifs, libres, bénéficièrent de la citoyenneté
romaine dès 212 sous Caracalla; ils furent autorisés continuellement à pratiquer
leur religion reconnue comme religio licita. Alors que la répression religieuse
catholique s'exerçait férocement contre les philosophes - le meurtre horrible
d'Hypatie par exemple - et les pratiquants des cultes ancestraux gréco-romains,
les Juifs se virent seulement interdire de possèder des esclaves chrétiens par
le Concile de Nicée II en 787 (Canon 8). Les persécutions exercées par les moines
catholiques incitèrent certainement des foules juives à émigrer en Perse, où
elles pouvaient pratiquer leur culte sans entrave, sans aucune crainte; et à
partir de 638 à retourner à Jérusalem arabisée, où les accueillirent les nouveaux
occupants islamiques,leurs cousins.
Dans l'Empire romain, ils ne firent
l'objet d'aucune mesure d'extermination. L'interdiction de possèder des esclaves
chrétiens les conduisit à restreindre leurs activités économiques, et à se concentrer
sur des professions, nous dirions de type tertiaire,exigeant peu de main-d'oeuvre
en dehors de la famille ou du clan: le commerce, les activités financières etc
, dans lesquelles il excellèrent.
Les Empereurs et Rois carolingiens, très chrétiens,
créateurs en 754 -756 de l'Etat Pontifical puis ses protecteurs patronaux, firent
bénéficier les communautés juives en Europe Occidentale de faveurs et soins
accordés en récompense de leurs interventions commerciales efficaces, dont profitait
l'ensemble de leurs pays; à l'exemple des communautés de Narbonne, Limoges ou
Rouen.
Finalement, les Juifs réussirent trop bien, attisèrent
les haines contre eux, notamment de la part des Ordres monastiques. Ceux-ci
capitalisaient, dans tout l'Occident, terres et immeubles, or, argent, pierres
précieuses, tissus rares, oeuvres d'art, reliquaires surenrichis ; ils manquaient
toutefois de liquidités, qu'ils se procuraient en gageant auprès des Juifs quelques
morceaux de leurs trésors. La crise éclata à l'occasion de la première croisade
en1095, qui jeta des dizaines de milliers de personnes, féodaux, chevaliers
et leurs entourages,sur le chemin de Jérusalem. Ces personnes vendirent ou empruntèrent
en gageant tout ou partie de leurs biens aux couvents des Grands Ordres, principalement
Cluny, pour obtenir la monnaie nécessaire à la couverture des frais de l'expédition.
Ces couvents vite démunis se tournèrent vers des prêteurs juifs, mais tous les
Croisés ne revinrent pas en Occident après 1099; ainsi, beaucoup de gages importants
restèrent entre les mains des financiers juifs.
Il y eut une sorte de renversement des valeurs;
la puissance des moines fut directement menacée par celle des banquiers; à tel
point que l'Abbé Général de Cluny, Pierre le Vénérable, dans les années 1146,
écrivit au Roi de France Louis VII pour lui demander d'exproprier les Juifs,
de les réduire à l'état d'esclaves, et de répartir leurs biens entre les Ordres
principaux. Cette lettre servit de base à son traité "Adversus Judaeos". Certes,
il n'obtint pas satisfaction; bien que les Juifs orientaux aient été déclarés
Infidèles, comme les Musulmans, par le Pape Urbain II prêchant la croisade en
1095. Mais comment distinguer les Orientaux des Occidentaux? Tous les Juifs
furent progressivement, dans la chrétienté, catalogués Infidèles c'est-à-dire
ennemisdu Christ-Roi.
De surcroît, dans les premières
années de ce XIème siècle, les paysans, révoltés contre leur Dieu qui n'assurait
plus leur nourriture et sa tâche de Fécondateur, avaient fini par adopter l'idée
de sa mort. Des moines avisés rappelèrent que la vie de Jésus s'était déroulée,
disait-on, en Galilée; Jésus avait donc été sacrifié par les Juifs de ce temps
là; ceux-ci en pleine conscience de leur crime auraient déclaré à Pilate:
" Que son sang soit sur nous et sur nos enfants" (Matthieu XXVII -25)
La logique des évangiles devait implacablement
s'exercer; elle excusait ainsi les premiers pogroms meurtriers, les premiers
bûchers, sur lesquels en 1096, dans les hautes vallées du Rhin et du Danube,
les troupes de Pierre L'Ermite torturèrent les premières victimes juives de
l'antijudaisme chrétien.
La conclusion se dessine assez
clairement: le déicide juif n'a jamais existé; ce n'est pas le meurtre de Jésus
par les Juifs qui est à l'origine de l'antijudaisme chrétien; c'est l'antijudaisme
chrétien qui constitue la source des récits de la Passion du Sauveur. Cet antijudaisme
a des causes économiques très précises, exposées avec talent par des moines
désireux de conserver leurs pouvoirs intacts à l'encontre de Juifs devenus trop
puissants, suscitant des haines trop vigoureuses.
R.Simon, critique avisé, dans un ouvrage de 1681
intitulé " Les Juifs présentés aux Chrétiens " parle précisément des richesses
des Juifs Français; il note:
" Ils possèdaient les plus belles terres et les plus belles maisons des environs
de Paris. Les grandes usures (les prêts à intérêt) qu'on leur permettait d'exercer,
sous prétexte que le public en recevait de l'utilité, les avaient rendus si
puissants, qu'on fût enfin obligé de les détruire" ( 7 )
Vers le XIIème siècle, Pierre le Vénérable, le dernier des Grands Abbés de Cluny, avance dans son traité " Adversus Judaeos " des arguments qui affutent notre curiosité. Il faut, dit-il, garder les Juifs en vie sous réserve de les asservir aux chrétiens et de les priver de leurs biens; leur parasitisme économique dépouille en effet le Christ de ses richesses; entendons que la fortune capitalisée par son Ordre appartenait,selon lui, au Christ-Roi. La présence des Juifs devait rappeler aux chrétiens, continuellement, le sacrifice de leur Dieu. Le Concile du Latran III en 1179 reprendra l'essentiel de ce raisonnement en déclarant que les Juifs doivent être soumis aux chrétiens et que ceux-ci doivent les protèger par pure humanité (Canon 26).
Nous pouvons en déduire que:
- Au milieu du
Xllème siècle la mort supposée de Jésus par une action des Juifs était reconnue
dans la chrétienté, avec des variations suivant les régions. -
Cette constatation pseudo-historique était récente puisque Pierre le Vénérable
ne se réfèrait à aucun élément de tradition, soit orale soit écrite.
- Vouloir transformer
les Juifs en mémento de la Passion du Christ tendait directement à combler un
vide. En effet, les évangiles étaient là pour instruire les fidèles de la vie
terrestre du Sauveur et de Ses enseignements divins; ils étaient lus et ressassés
jours et nuits par les moines; lus et commentés tous les dimanches par le clergé
pour l'édification des foules pieuses; et ceci depuis leur écriture au premier
siècle de notre ère, affirment les experts en langue divine.
Si les évangiles avaient comporté une relation de la
Passion, n'y aurait-il pas eu là un mémento perpétuel si poignant que rien n'aurait
pu sauver les Juifs du châtiment encouru? Le raisonnement de Pierre le Vénérable
constate donc l'inexistence d'un tel récit dans les évangiles lus en son temps.
Pouvons-nous douter de la qualité de son jugement, de son témoignage? Pierre
le Vénérable était non seulement un très haut dignitaire ecclésiastique mais
un auteur dont l'oeuvre abondante reste marquée d'un esprit "de réflexion vigoureuse
originale et sereine". Pierre le Vénérable est estimé comme " la plus belle
expression de l'humanisme chrétien du Xllème siècle ". (8
)
Vouloir monumentaliser les Juifs en mémento de
la Passion était une tentative humanitaire pour leur éviter les tortures et
la mort, parce que rien d'indiscutable, comme une lecture des évangiles, n'existait
alors.
Vraisemblablement, les récits de la Passion du
Sauveur ont été suscités par la piété franciscaine au milieu du Xlllème siècle,
et complètés ultérieurement après la pandémie de peste noire de 1348; juste
avant la création au XVème siècle des chemins de croix, dans les églises et
chapelles de la chrétienté, qui donnèrent à ces récits les illustrations dont
avait besoin la piété populaire pour s'émouvoir.
d) La durée de la vie de Jésus
Si l'interrogation porte sur la durée réelle de
la vie de Jésus les résultats divergent considérablement:
D'après Jean (VIII
-57), Jésus avait environ 50 ans.
C'est cette tradition qu'Irénée développa dans
son livre (9) " Contre les hérétiques
" (II -2, 22, 5), en affirmant, suivant les Anciens ayant connu Jean, que celui-ci
et d'autres apôtres attribuaient à Jésus une cinquantaine d'années. Compte tenu
de l'autorité du quatrième évangile et d'Irénée, la question se pose de savoir
pourquoi en dernier lieu on adopta la version d'une vie terrestre de Jésus réduite
à 31 ou 33 ans. Dans ces deux hypothèses, l'allégorie semble l'avoir emporté
sur la précision biographique; dans le premier cas Jésus est assimilé à l'Agneau
Pascal âgé de un an, l'anniculus; dans le deuxième cas, c'est à Alexandre qu'il_fait
penser: Le Christ ne saurait être inférieur, en aucune manière, au plus
grand roi-dieu de l'Antiquité.
En tout état de cause, la conclusion se confirme: pas plus que la naissance du Sauveur, sa vie publique, sa mort, la durée réelle de sa vie terrestre relèvent de l'Histoire; ce sont des croyances correspondant d'une part à l'état des connaissances générales des "fidèles" de l'Antiquité, et d'autre part à leurs états psycho-sociologiques compensés par l'intrusion d'images d'autant plus puissantes que ces états sont plus contraignants.
Il reste cependant à découvrir,
si possible, pourquoi la mort de Jésus a été située non seulementc sous Tibère,
mais aussi du temps de l'administration de Ponce-Pilate. Ce dernier point amène
inévitablement à examiner la scène de la mise en croix, proclamée, pour la première
fois, vérité de foi, par le Concile oecuménique de Chalcédoine en 451, comme
expliqué par le paragraphe suivant. " L'effet de rée l" de la référence à Tibère
se rattache, semble-t-il, à la qualification royale de Jésus reconnue par Pierre
(Marc VIII -29) s'exprimant pour tous les disciples:
"Tu es le
Christ "; non pas un roi, mais le roi absolu, le roi des rois; déclaration qui
répond à la fondation potentielle du mouvement dénommé plus tard le Christianisme.
Cette reconnaissance royale a lieu près de Césarée de Philippe, c'est-à-dire au-delà de la Palestine, au nord de la Galilée, dans la Tétrarchie de Philippe, troisième fils d'Hérode le Grand mentionné par les évangiles; près des sources du Jourdain et de l'ancienne cité de Panias (Panion ou Panée), où se situe un magnifique temple de Pan; il abrite deux statues qui évoquent la victoire en 200 avant notre ère d'Antiochus le Grand sur les Lagides chassés définitivement de Palestine. C'était un lieu religieux très connu et fréquenté, si bien que le déplacement de Jésus et ses disciples prend des allures de pélerinage.... et d'identification.
La qualification traditionnelle
d'un roi, fils d'un dieu, était celle de berger de son peuple, mais il y avait
déjà un berger héros mythique, héros divin, en la personne de Pan; d'où une
assimilation facile à ce personnage. Or ce dernier avait été déclaré mort sous
Tibère par Plutarque, dans ses " Oeuvres morales " et précisément son traité
sur " La disparition des oracles " paru dans les années 115 de notre ère.
Plutarque était un écrivain important sous l'empereur Trajan; il était très
connu et fut commenté pendant des siècles dans les cercles de lettrés; son autorité
était grande et il marqua sûrement les cercles instruits chrétiens, qui raisonnèrent
par référence à son oeuvre une fois accomplie l'innévîtable confusion entre
Pan et Jésus. Celle-ci pourrait paraître artificielle, s'il n'y avait cette
volonté affirmée de l'évangéliste de fonder potentiellement le mouvement chrétien
par référence à Pan, à Panias et non à Jérusalem. La qualification royale de
Jésus ,dans la vie du christianisme,est fondamentale, au contraire de sa messianité
juive supposée.
La
crucifixion ( le TINTORET )
II La
mise en croix
a) L'invention de la croix chrétienne
A l'appui des remarques précédentes sur la foi
et l'histoire, on se reportera aux scènes évangéliques de la Passion pour constater
les effets de "réel" insérés par les auteurs dans des séquences qui restent
totalement inventées; comme la croix de Jésus fut inventée dans la tradition
syriaque d'Edesse, aux environs de 330. Cette invention fut reprise par des
chrétiens de Jérusalem dirigés par l'évêque Macaire. Constantin, pour faire
abattre le temple d'Aphrodite construit après 135, aurait ordonné à Macaire
de déblayer le site. Macaire aurait invité sa communauté à prier et aurait obtenu
par une révélation divine des indications sur l'endroit où se trouvaient le
sépulcre et la croix , mais aucun évangile n'indique que la croix de Jésus
aurait été déposée dans son tombeau ou aurait été vue dans ce tombeau après
la résurrection! Cet ordre supposé de Constantin revêt un caractère d'autant
plus irréaliste que la croix, à laquelle Jésus aurait été fixé,n'aurait pu être
déposée dans le tombeau vu ses dimensions; elle appartenait en outre à l'armée
romaine, et le pieu central (stauros)devait rester en place pour être, si besoin,
à nouveau utilisé; en toute hypothèse, ce pieu demeurait comme une menace pour
d'éventuels émeutiers.
Nous sommes donc en pleine légende constituée
par ce que racontait plus tard le moine Alexandre dans son livre "De inventione
sanctae crucis".(10)Cette croix, cependant,
ne ressemblait en rien à l'arbre fatal que les esclaves chrétiens avaient toujours
refusé de vénérer comme l'instrument de leur Salut, refus dont Minucius Felix
dans son"Octavius"et Tertullien s'étaient faits l'écho. Il s'agissait plus précisément
de trois croix aux dimensions d'amulettes égyptiennes, telle la croix du Caducée,
ou la croix ansée, symboles millénaires de la vie éternelle, comme le montre
avec art le triptyque de Stavelot.
Paulin de Nole, au Vème siècle,
riche aristocrate aussi cultivé que ses contemporains Jérôme et Augustin, liait
clairement les recherches de la communauté chrétienne de. Jérusalem, à la possession
des évangiles. Si donc ceux-ci avaient circulé avant le cataclysme déclenché
parDioclétien en 303, ils ne contenaient aucune indication sur une mise en croix
du Sauveur. Sinon, Macaire et ses prédécesseurs auraient honoré de leurs dévotions
des lieux forcément connus depuis longtemps, et n'auraient pas eu à les inventer.
En bref, à Jérusalem, il n'existait pas encore de Via Dolorosa avec des stations
déterminées:
" ....On rechercha
ce chemin de la douleur après qu'en Europe les disciples de Saint-François eurent
fait de la reproduction des souffrances de Jésus un exercice spirituel ...."
(11)
b) La croix symbole de vie éternelle
L'illumination divine de l'évêque Macaire eut
les conséquences les plus importantes car elle permit l'insertion ultérieure
de Jésus dans la cohorte fournie des dieux de la Fécondité, qui rituellement
mouraient et ressuscitaient, Osiris et Attis notamment. A la suite des décisions
des empereurs Gratien et Théodose 1er. en 380, le premier Concile oecuménique
de Constantinople convoqué en 381 élabora un nouveau credo différent de celui
de Nicée qui, pour la première fois, mettait en croix Jésus sous Ponce-Pilate.
Certes, l'original des décisions de ce Concile
a disparu, et les témoins anciens ne font aucune mention du nouveau symbole
de la Foi, jusqu'au Concile de Chalcédoine en 451, qui le reprit à son compte.
Désormais, pour les populations de l'Empire romain,
Jésus, sous sa forme d'esclave, doté des deux natures en une seule personne,
mis en croix, symbole d'éternité, ressuscitant, devint la seule et unique figure
remplaçant d'un coup tous les dieux et héros divins, par lesquels, depuis la
plus lointaine Antiquité, les hommes célèbraient la Fécondité. Après avoir conquis
la place des dieux solaires le 25 Décembre 335 à Rome, il manifestait sa puissance
en se substituant glorieusement aux divinités de l'ancien cycle lunaire.
Les processions très populaires de dendrophores,
dans le culte d'Attis, avaient été admises jusque dans les années 415. La société
romaine, essentiellement rurale, resta donc pendant une génération environ sans
culte de la Fécondité. Il suffisait de quelques disettes dans les Provinces
de l'Empire ou en Italie pour en rappeler l'absolue nécessité; d'où la christianisation
finale de ces rites antiques, repris dans le contexte de la mise en croix du
nouveau et unique Dieu.
c) Représentations iconographiques
La Mise en croix fit l'objet de
reproductions iconographiques, mais assez tardives. A la fin du VIème siècle,
vers 586, le peintre anonyme des Evangiles de Rabula, évêque d'Edesse au temps
du Concile de Chalcédoine, traducteur des évangiles en syriaque, représente
cette scène d'une manière étonnante à nos yeux habitués à contempler le Sauveur
torturé à la façon d'un Grünewald expressionniste fantastique. Là, au contraire,
Jésus sur la croix ne trahit aucune souffrance, les bras ne sont pas fléchis
sous le poids du corps, les yeux sont ouverts et vifs; bien plus, Jésus est
vêtu d'une longue tunique sans manche, dont la décoration caractérise la qualité
royale du personnage. Son attitude est d'autant plus frappante qu'il est entouré
de deux personnages dont le torse gonflé trahit la souffrance de l'asphyxie
provoquée par la crucifixion et la douleur extrême à ne plus pouvoir respirer.
Les filets de sang coulant des mains et des pieds n'évoquent pas une hémorragie
mais bien plutôt des galons décoratifs; bref, nous contemplons, sur la croix
symbole de vie éternelle, le Roi, Dieu des hommes figurés par un attroupement,
dans sa puissance et son triomphe, abreuvant la Terre de son énergie vitale,
lui assurant par son sang la fécondité, en une ostension hyperboliquement royale
et salutaire.
Cette illustration du manuscrit de Rabula ( Evangéliaire
de Rabula )constitue vraisemblablement
la première représentation de la Mise en croix du Christ; mais il ne s'agit
pas d'un cas isolé comme nous le montrent en autres exemples la fresque dans
l'église de Santa Maria Antiqua à Rome, datée de 741- 752, et les plaques d'ivoire
sculptées du musée de Narbonne, du début du XIème siècle.
P.HOCHART, écrivant ses "Etudes d'Histoire religieuse" en 1890, rappelle, dans son dernier chapitre sur le Crucifix, qu'au VIIIème siècle à Constantinople Jésus était représenté habituellement avec une croix sous forme de tau à la main,ou, derrière la tête, comme on le voit sur un sou d'or byzantin. On gravait, ou peignait, le portrait de Jésus sur des taus en or, argent, airain, bois ; on le représentait souvent les bras étendus dans l'attitude de l'orant, attitude de prière et de bénédiction. Dans tous les cas, ce n'était pas Jésus suspendu ou cloué à l'arbor infelix; c'était le Roi-Dieu dans son triomphe et sa toute puissance, l'antinomie de l'esclave torturé mourant dans les affres de l'asphyxie.
Quel rapport pouvait-il y avoir entre ces diverses illustrations d'un même thème de gloire éternelle, et des textes sacrés décrivant la passion d'un homme-dieu? Aucun assurément. La conclusion provisoire à tirer s'énonce aisément: les évangiles de ces temps ne contenaient pas de scènes-doloristes relatives au supplice de la croix.
A partir de la fin du IXème siècle
et durant tout le Xème, l'Occident traversa une période très sombre de son Histoire.
A l'écroulement de l'Empire carolingien, à l'établissement cahotique de la féodalité
s'ajoutèrent les razzias des pirates Sarrazins, les invasions des Scandinaves,
des Slaves et des Hongrois, les pestes endémiques et les famines etc....
" Sur
les chemins, les forts saisissaient les faibles, les rôtissaient, les mangeaient,
on vit même parfois la chair humaine en vente sur les marchés" (12)
On redoutait, ou espèrait la fin du Monde! On
venait aux églises demander aide et consolation; jusqu'à la révolution des paysans
qui y pénétrèrent pour briser les représentations de leur dieu, en 1003.
En définitive, l'on peut distinguer
trois phases ou périodes principales dans l'iconographie chrétienne de la crucifixion:
- De la moitié
du Vème siècle à la fin du Xème siècle une phase triomphale caractérisée par
l'évangéliaire de Rabula.
- Du XIème
siècle au XIVème siècle une période "d'endormissement doloriste" murie par la
mystique franciscaine, illustrée magnifiquement par les oeuvres de Cimabue dans
les années 1270.
-A partir du XVème siècle
la phase hyper-réaliste des Chemins de Croix dans les églises, des Descentes
de Croix, Stabat Mater, Mises au Tombeau; période bien représentée par
Grünewald.
Notre imaginaire moderne est totalement conditionné par les innombrables oeuvres peintes ou sculptées conçues dans cette dernière perspective, si bien qu'il convient de rappeler quelques faits avérés pour comprendre la nécessité du passage de l'une à l'autre période.
Reliquaire de la sainte croix ( XI ème siècle, musée du louvre )
d) Origines du culte de la croix
Rappelons d'abord que:
- La Croix
n'est pas une invention chrétienne; elle est née quelques millénaires avant
l'ère chrétienne comme symbole pratiquement universel de la Fécondité lunaire;
aussi bien chez les Mésopotamiens, Syriens, Phrygiens, Phéniciens, Egyptiens
etc...
Plus précisément, la croix figure schématiquement,
tronc et branches, l'arbre de vie toujours vert: le pin de Cybèle-Attis, en
Phrygie, puis à Rome à dater de la fin du IIIème siècle avant notre ère; l'olivier,
le laurier, ou le palmier ou le saule (à Chypre dans le culte Dionysiaque),
l'yggdrazil dans l'Europe du Nord ...etc C'est l'arbre lui-même qui symbolise
la vie éternelle. Les cultes de la Fécondité lunaire honorent des divinités
féminines diversifiées suivant les régions ou pays:Ishtart ou Astarté, Cybèle,
la Grande-Mère, Isis, Tanit Pratiquement, tous ces cultes ont été concentrés
à Rome puis se sont répandus dans les provinces de l'Empire, ainsi que les cultes
de la Fécondité solaire attachés à Apollon-Esculape, Mithra, Elagabal, principalement.
-
Le terme de crucifixion n'est pas chrétien; il a envahi la littérature latine
dans la dernière moitié du premier siècle avant notre ère après l'échec de la
révolte de Spartacus. Catulle par exemple l'emploie par métaphore dans l'un
de ses poèmes pour exprimer la douleur causée par un amour déçu:
"J'aime et je hais. Comment, dis-tu, est-ce possible? je ne sais mais le sens
et j'en suis crucifié" (13)
Il serait nécessaire, pour juger sainement des situations,
que les chrétiens "fidèles" ne voient pas leur dieu dans toute représentation
d'un esclave en croix. Le dogme des deux natures en une seule personne, qui
sur terre s'incarna en un esclave, a été promulgué seulement en 451 par le Concile
de. Chalcédoine. Avant cette date, les images du Christ (Christ ne signifie
pas crucifié mais Roi) sont très peu nombreuses et répètent des thèmes esthétiques
que nous appelons "païens" : le Char solaire d'Apollon, le Bon Berger ou
Orphée, les deux Poissons etc Essentiellement le Christ est conçu comme le Roi
des Rois, absent et représenté par l'Empereur romain; ce qui détermine
dès le IVème siècle la construction de basiliques impériales devenues ensuite
les plus vieilles églises de la chrétienté.
Toutefois, la première représentation de Jésus
dans un document officiel date de 540, sous forme d'imago clipeata, entre le
portrait de l'Empereur Justinien et celui de son épouse. Cette figuration ne
s'est développée qu'à partir du VIIIème siècle; après que le Concile tenu en
692 à Constantinople, in Trullo, eut énoncé dans le canon 11 l'obligation de
représenter Jésus Christ sous forme humaine et non plus symboliquement.
Il faut s'en tenir à l'Histoire.
En l'occurrence, ses leçons paraissent assez claires. La religion chrétienne
ne résulte pas "d'une révélation divine" placée (en 525) par Denys le Petit
au 25 Décembre 753 ab urbe condita. Elle prend, dans un contexte nouveau unificateur,
la suite des cultes que nous définissons comme païens; elle est la manifestation,
en un seul rite, des divers cultes de la Fécondité.
Contrairement à ce que semblaient
penser, vers la fin du IVème siècle, Ambroise de Milan l'instigateur et Théodose
Ier. l'exécutant, il ne suffit pas pour unifier un Empire d'imposer une religion
unique à ses citoyens, surtout s'il s'agit de celle pratiquée par la grande
masse des esclaves et plébéiens. Les citoyens romains estimaient dans leur majorité
que cette pratique revêtait une forme d'athéisme, puisqu'elle obligeait Dieu
à devenir un homme.
Les sanctions les plus graves, édictées pour
forcer à l'obéissance, établissaient, non pas la persuasion nécessaire des consciences
individuelles et collectives, mais un régime séculaire de persécutions, inefficace
quant au fond, même s'il pouvait apparaître produire des résultats satisfaisants.
De fait, comme malgré eux, les évêques catholiques orthodoxes, opportunistes
issus de familles aristocratiques, durent adapter leur liturgie aux croyances
des "convertis", leurs parents et leurs proches. Après l'adoption officielle
de la croix, en 451, symbole millénaire, l'importance primordiale pour une population
essentiellement paysanne des rites de la Fécondité imposait "la christianisation"
des cultes ancestraux des divinités lunaires et de leurs parèdres. L'on s'en
distingua cependant en clouant sur la croix le dieu de la vie pour bien attester
qu'il était devenu un homme conformément à l'opinion des esclaves et humiliores,
et pour visualiser son sang fécondateur.
Le triomphe de leur Dieu, éclatant dans l'évangéliaire de Rabula, Lui permet ainsi d'accueillir ses fidèles, pendant au moins cinq siècles, dans leurs agenouillements et leurs adorations, sans équivoque, puisque ce dieu était accompagné habituellement du Soleil et de la Lune, principes apparents de la fécondité placés par les peintres au-dessus et de chaque côté de la croix de vie.
Tout aurait pu continuer ainsi éternellement, si le dieu sur la croix, pourtant bien chez lui dans l'éternité, n'avait montré des accès de très grande faiblesse, qui amenèrent les paysans chrétiens à constater sa mort. Les "grandes faims" se succédèrent en 793, 850, 868, 896, puis en 1005 et 1032. Chaque fois les conséquences furent insupportables; conduisant des hommes à se nourrir de la chair d'autres hommes pour survivre; elles les poussèrent à la révolte contre les Autorités et l'Eglise, qui étalait une richesse aveuglante en ces temps d'extrême misère. Les mouvements insurrectionnels surgirent de 987 à 1032, dans les campagnes normandes en 996 -997, en Rouergue, au Berri, en Champagne au tout début du Xlème siècle. Là, les paysans ameutés par un dénommé Lieutard envahirent les églises brisant tout ce qui représentait leur Dieu, le Fécondateur, abreuvant,disait-on, la terre de son sang pour y donner sa Vie. L'existence de "grandes faims" depuis tant d'années manifestait à l'évidence la mort de Dieu. Les paysans par leurs révoltes en tiraient la conclusion.
On passa ainsi de la première phase à la seconde , tant il devenait impossible de maintenir ces premières images de Jésus Christ; celles-ci revêtaient en effet le caractère d'une véritable provocation compte tenu de la répétition des "grandes faims" cataclysmiques.
Pour les esthètes chrétiens, cette
première phase reste pratiquement inexplicable. Que pendant cinq siècles Jésus
ait été représenté sur la Croix en situation de triomphe, vêtu comme un roi,
yeux ouverts et regard brillant, bras horizontaux, visage serein, contredit
totalement ce qu'ils ont appris. Selon eux, il serait mort à 31 ans pour nous
sauver du péché, suite du péché originel du fait de notre chair. Christ, mort
crucifié, ne peut triompher sur son arbre de tortures. La tradition détermine
complètement leurs jugements; si bien qu'analysant quelque ampoule représentant
un personnage royal assimilé à Jésus, les bras légèrement écartés du corps penché
en avant, dans une attitude gracieuse de don, ces esthètes parleront "d'un crucifié
sans croix". Ils illustrent parfaitement leur foi, qui devient la foi par la
seule vertu de la convention.(14)
e) Les "grandes faims" et leurs conséquences
Ces fidèles chrétiens caractérisent la deuxième
phase par l'image d'un dieu souffrant. Cette période commence à l'an 1000 et
s'étend jusqu'au milieu du XIVème siècle. Son analyse montre clairement que:
- D'une part le
personnage représenté n'est pas souffrant.
- D'autre part
le dogme de la transsubtantiation édictée en 1215 par le quatrième Concile de
Latran établit définitivement la religion chrétienne comme le dernier avatar
des anciens cultes de la Fécondité.
Lorsque Lieutard et ses affidés, dans leurs révoltes d'affamés, brisèrent les effigies du Christ de la Fécondité dans les églises, sans doute affirmaient-ils que ce dieu n'existait plus pour eux, qu'ils le considéraient comme mort; toutefois, ils savaient bien au fond d'eux-mêmes que cet homme sur sa croix, du fait même de cette croix, ne pouvait mourir véritablement; telle était en effet la signification millénaire de l'arbre de vie, que rien n'autorisait à mettre en doute. D'autant que, comme leurs coréligionnaires des deux premiers siècles, ils étaient illettrés et pétris dans une culture de pure oralité; pour eux, parler de Jésus mort était encore une manière de le faire revivre.
Les artistes de cette deuxième période exprimèrent ces sentiments en maintenant Jésus sur sa croix; les bras sont fléchis sous le poids du corps; celui-ci est entièrement affaissé, les yeux fermés; la tête est penchée sur une épaule; l'attitude est celle d'un abandon, qui caractèrise davantage le sommeil que la mort. En effet, ces artistes n'avaient jamais pu voir soit directement, soit par représentation un homme mourir crucifié. Si le supplice de la croix n'avait pas été supprimé au IVème siècle, si les représentations de l'évangéliaire de Rabula, par exemple, avaient pu circuler avant le XXème siècle, ces artistes auraient su que la crucifixion durait fréquemment deux jours, aboutissant à l'asphyxie du supplicié par suspension du corps le long d'un pieu ou d'une poutre; les pieds reposant sur une pièce de bois fixée légèrement en hauteur de telle sorte que les jambes étaient repliées, parfois elles étaient brisées et le corps pendait sans appui. Dans ces conditions, la cage thoracique devait être projetée en avant par le supplicié pour aspirer l'air qui lui manquait. La fatigue produisait finalement tous ses effets, augmentés encore par le manque de nourriture et de boisson, l'exposition au soleil, au vent, à la pluie, à l'obscurité de la nuit.La mort survenait dans une dernière tentative pour happer une goulée d'air. Le corps du supplicié se tenait alors dans une position identique à celle des "deux larrons" dans l'évangéliaire de Rabula; le thorax bombé, le corps se figeait alors dans une posture à l'inverse de celle donnée par les artistes de cette deuxième période au Jésus de leur crucifixion. Celui-ci, ni mort ni véritablement souffrant parait dormir, tête sur l'épaule,dans l'attente d'un signe qui le réveillerait.
A vrai dire, les traces sanglantes au creux des mains, sur le dessus des pieds, et au côté semblent bien souligner la souffrance du Sauveur de l'humanité, dont le poids des péchés pèse si lourdement sur ses bras; mais ces effets résultent directement du franciscanisme. Au XIIIème siècle, les stigmates de François d'Assise, dans sa volonté d'imiter Jésus, imaginé souffrant, représentent à l'évidence les percements par les clous dans sa crucifixion et par là-même son humanité historique. On peut donc s'interroger sur le contenu de l'évangile dit de Marc, que lisaient ou entendaient les chrétiens du XIIIème siècle, puisque ce texte, du moins celui en notre possession (XV -45,46), indique clairement que Jésus n'était pas cloué à la Croix; habituellement en effet on attachait simplement par des liens solides les corps des victimes, au bois.
On se convaincra mieux de la puissance persuasive du franciscanisme, si l'on considère la définition de la foi catholique édictée par le quatrième Concile de Latran en 1215, du temps où François stupéfiait les foules par ses exercices de piété et dialoguait avec le loup de Gubio. Reprenant les dispositions des Conciles de Constantinople en 381 et Chalcédoine en 451, Latran IV stipule que (Jésus) " pour le salut du genre humain, il a souffert sur le bois de la Croix et est mort ". Aucune mention de clous perçant les mains et les pieds. On remarquera que les artistes de la première période pouvaient aisément recourir à cette figuration pour illustrer clairement le rôle de Fécondateur Suprême de Jésus, en rendant visible la pluie de vie représentée par son sang tombant sur la Terre. L'illustration d'un texte ne bride en rien l'imagination d'un artiste; l'image reçue par les "fidèles", comme un facteur d'émotion, . peut à son tour susciter un texte; la peinture et les pratiques religieuses s'influencent en fait étroitement.
Les transformations importantes du psychisme des populations paysannes à partir du .Xème siècle eurent pour effet de rendre plus réaliste la manifestation chrétienne du culte de la Fécondité. Les "grandes faims" restaient mémorisées comme aussi meurtrières que les invasions nordiques, slaves ou hongroises, outre les rivalités mafieuses des féodaux. La hantise du retour de telles famines obnubila la conscience collective des foules. Il en résultat certes d'heureuses innovations agricoles aboutissant à un rendement beaucoup plus élevé des semailles; celà toutefois demeurait très insuffisant pour garantir définitivement que l'on ne serait plus conduit à s'entre-dévorer. C'est dans ce contrexte que le quatrième Concile du Latran en 1215 éleva au rang de vérité de la foi chrétienne le dogme de la transsubtantiation. (15 )
Les souvenirs conservaient une telle
vivacité que l'on crut naturellement en la vertu magique des paroles du prêtre
obligeant le Sauveur à devenir pain et vin, éléments fondamentaux de la nourriture
quotidienne. On fit dire à Jésus qu'il était le pain vivant descendu du Ciel.
Les artistes continuèrent à figurer le Soleil et la Lune avec le Sauveur en
croix.
Les mystiques muèrent ce cannibalisme sacré en moyen de leur divinisation personnelle: ils mangeaient leur Dieu pour devenir dieux. La religion chrétienne s'était transformée de culte de la fécondité en culte vivrier. Toutefois, personne n'osait formuler l'hypothèse de ce qu'il adviendrait si un jour il n'y avait plus de prêtre pour opérer cette magie de la transsubtantiation et fournir au peuple sa nourriture quotidienne.
f) La fin du Moyen-Age en danses macabres
Le dernier siècle de la période (1250 -1350) fut bouleversé par l'échec des croisades en Orient; le royaume des Francsde Jérusalem avait été définitivement vaincu; l'Occident chrétien subissait comme un châtiment divin les défaites infligées par les Idolâtres islamiques alliés des Juifs. Les vieilles peurs s'avivèrent et le commerce des reliques connut un développement sans égal. On vénérait déjà dans le trésor de Conques le prépuce de Jésus, et son cordon ombilical, ailleurs la cire de la bougie allumée à sa naissance, l'eau du Jourdain utilisée pour son baptême; un peu partout, l'on encensait un morceau de la vraie Croix, qui miraculeusement se renouvelait d'elle-même à chaque prélèvement; l'Occident devait contenir dans ses reliquaires l'équivalent de forêts entières plantées de cette "vraie Croix". On y ajouta les épines de la Couronne, pour laquelle Louis IX dit Saint-Louis fit bâtir le vaisseau de la Sainte Chapelle. La folie de ces pratiques superstitieuses exprimait à quel point les esprits, mêmes royaux, étaient interloqués, choqués profondément de l'échec de leur Dieu devant ceux de l'Islam et des Juifs réunis.
La haine du Juif avait des raisons économiques bien précises que nous avons analysées à la lecture du Traité "Adversus Judaeos" de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny. La vigueur économique évidente, à cette époque, des sociétés occidentales, ne suffisait pas à rassurer le peuple. L'environnement paraissait toujours aussi dangereux et suscitait cette religiosité à fleur de peau, ce fétichisme hallucinogène, qui permettait d'adorer ce dieu-homme en croix. S'il dormait, on pouvait malgré tout lui parler, exposer ses difficultés individuelles, venir chercher auprès de lui un réconfort, dialoguer même en énonçant questions et réponses. L'on se reconnaissait en lui; on entretenait ainsi une piété personnelle qui tendait à une imitation de Jésus Christ.
Indiscutablement, les modifications les plus profondes de la sensibilité populaire se développèrent à partir de 1348, à l'apparition de la pandémie de peste par laquelle débute la troisième phase. Le fléau fut tel qu'on en perdit la raison; les survivants s'abandonnaient à la débauche la plus abjecte, ou pratiquaient les pénitences les plus périlleuses. L'âcreté des odeurs pestilentielles alourdissait l'atmosphère des villes; le bruit continu des tombereaux accompagnait à la fosse commune des monceaux de cadavres nus, noircis et pétrifiés L'imaginaire chavirait en des danses macabres sur des nefs de fous. En un siècle, l'Europe Occidentale perdit environ la moitié de sa population, malgré l'irrégularité des frappes de la catastrophe.
S'ouvrait ainsi une très longue période de plusieurs siècles où la santé publique affronta successivement les situations les plus délicates; les maladies contagieuses ne furent éradiquées, peu à peu, qu'après l'invention de la vaccination par Pasteur, qui, dans ce domaine, demeure l'équivalent de l'invention de l'imprimerie dans celui de la lecture et de l'instruction.
La folie des Puissants suscita les batailles de la guerre de Cent-Ans, et aggrava encore les souffrances des peuples; ce qui ne pouvait rester sans influence directe sur les représentations religieuses. Le Dieu-homme, puisqu'il était homme, devait souffrir comme un homme du temps, pour qu'on puisse toujours se reconnaître en lui. L'on accentua donc, jusqu'à l'extrême, l'aspect doloriste des images.
En même temps que l'on inaugurait les Chemins de Croix dans les églises, l'on multiplia les Dépositions, les Mises au tombeau, les Gisants défigurés par les tortures; on infligea aux sculptures et peintures de Jésus, y compris les crucifixions, des expressions d'une douleur aussi vive que celle frappant une population stupéfiée, ne pouvant comprendre les raisons de ce qui lui apparaissait encore comme un châtiment.
Les origines de celui-ci semblaient en outre de plus en plus confuses avec les disputes qui opposèrent bientôt (au XVème et XVlème siècle) les théologiens entre eux et aboutirent à la création d'une nouvelle Eglise chrétienne réformée. Plusieurs écrivains du XVlème siècle poussèrent l'incroyance jusqu'à confondre Jésus et un dieu païen du nom de Pan. Puis les guerres de religions firent rage dressant pour longtemps communautés contre communautés. Ces troubles augmentés conduisirent quelques esprits sceptiques ou scientifiques à juger erronées les paroles divines consignées dans la Bible; l'un prétendait que contrairement aux apparences la Terre tournait autour du Soleil et non l'inverse: le Soleil n'avait pu s'arrêter sur Gabaon; l'autre mettait en doute l'autorité de Moïse en démontrant qu'il n'était pas l'auteur du Pentateuque.
Bref, la violence s'étendait partout
et figeait l'imagerie religieuse sous les traits les plus sanglants. Toutefois,
cette violence eut un effet tout-à-fait inattendu: elle brisa les liens qui
enserraient l'homme dans une tradition aussi divine qu'apostolique. L'homme
fit l'apprentissage de sa liberté individuelle; il acquit, peu à peu, une connaissance
plus véridique de son environnement naturel et socio-culturel; il commença à
le maîtriser et prit la mesure de ses peurs ancestrales; il reconnut enfin sa
dépendance à l'égard de la Globalité-consciente qui l'avait engendré, et imagina
un autre dieu qu'un homme en croix, eût-il endossé toutes les souffrances humaines.
La troisième période débouchait, certes, dans les cahots de notre ère contemporaine,
mais celle-ci dessine déjà l'épure de temps post-chrétiens,(16)
pour lesquels le Crucifié ne signifiera plus rien.
Noce de Cana Vitrail de l'église de ZETTING ( XV ème siècle ) |
III Les "effets de réel" de la littérature évangélique
a) Savoir faire illusion
Dans le récit du séjour de Jésus à Jérusalem,
tel que le développe l'évangile dit de Marc( Marc X -32,52 -XI -XII -XIII -XIV
-1, 42), la ville se réduit pratiquement à deux sites: le Temple simplement
esquissé, lieu des discussions acerbes avec les scribes, les pharisiens et quelques
hérodiens; et la salle, où se tint la Cène "pièce du haut, vaste, garnie, toute
prête" (Marc XIV -15).
La cité de Jérusalem, quasi virtuelle, n'existait
que par son nom; appellation évocatrice du passé dans lequel les lettrés chrétiens
avaient fini par découvrir leur identité par une lecture répétée de la Septante,
qui à leur grand ravissement leur contait l'histoire, reconstruite, d'un peuple
opprimé pendant des siècles sous une main étrangère tyranique, gémissant sur
la perte de ses libertés et faisant de sa pratique religieuse le refuge de sa
nationalité. Les lettrés chrétiens s'étaient complus dans la lecture de ce livre
qui exprimait si bien leur situation sociale et leurs sentiments; ce livre semblait
avoir été écrit pour eux. Les prophètes juifs avaient cultivé l'exclusion et
les rêves inhérents de revanche glorieuse, ils avaient persuadé leurs congénères
qu'ils représentaient le peuple élu d'un Dieu National, l'Unique adoré. Les
chrétiens avaient, eux aussi, leurs prophètes, qui se produisaient de groupe
en groupe en chantant les miracles et la puissance de leur Sauveur. Par une
assimilation aisée les prophètes juifs devaient à leur tour parler de ce Sauveur.
Les chrétiens s'ennivrèrent de leur lecture; ils se substituèrent comme malgré
eux, à la Nation juive disparue, et édifièrent, sous le nom répété tant de fois
de Jérusalem, leur capitale spirituelle, la cité-reine d'un pays adopté, contenant
virtuellement tout ce dont ils avaient besoin. La Jérusalem de la Septante revêtait
pour eux leur rêve de libération, mais demeurait une ville inconnaissable sous
le nom romain d'Aelia Capitolina. De cette cité elle-même, donc, aucune indication:
Ni remparts, ni fortifications de l'Antonia, ni portes massives, ni signalisation
d'un chemin vers l'extérieur, ni mention du régime de la ville occupée.
A cet égard, une seule remarque:
"Le soir venu,
Jésus et ses disciples sortirent de la ville" (Marc XI -19)
permet de déduire que l'arrivée de la nuit donnait le signal de la fermeture
des portes; comme ils retournaient à Béthanie, il leur fallait donc quitter
Jérusalem dès la tombée du soir. Cette réminiscence évasive des murs imposants
cernant la ville et du régime d'une occupation romaine précautionneuse,compte
tenu du caractère juif susceptible, vindicatif et irritabilissime, suffit à
rendre irréalistes:
- La scène du jardin de Gethsémani:
Celle-ci se tient de nuit, au-delà de la Porte Dorée normalement close dès la
fin du jour. Jésus et ses disciples auraient-ils voyagé par air, comme Paul
plus tard, fuyant Damas (Actes IX -24,25) ? Auraient-ils donné le mot de passe
utilisé à ce moment là par les gardes des Portes? Auraient-ils joué les passe-murailles?
Aucune indication dans l'évangile pour ôter à ce déplacement son caractère d'irréalisable.
De plus, cette scène située au jardin de Gethsémani parait totalement inventée
puisque sans aucun témoin. Les apôtres, séparés en deux groupes, dorment; Jésus
parle la face contre terre; qui a bien pu entendre et noter par écrit ses paroles
pour les rapporter à un évangéliste?
- La scène de l'arrestation de Jésus:
Cette arrestation rassemble une troupe formée par les grands-prêtres; elle se
situe encore plus tard dans la nuit, alors que la garde romaine n'aurait pas
permis un tel attroupement armé, signe précurseur d'une éventuelle émeute; par
ailleurs les grands-prêtres n'avaient aucune influence sur la population parce
que soumis totalement au Procurateur romain. Ils n'auraient pas eu d'autorité
suffisante pour rassembler et armer une partie de la population, d'autant qu'ils
se souciaient essentiellement d'éviter "les troubles dans le peuple" (Marc XII
-12, -XIV -2), de peur de provoquer une réaction immédiate de la police romaine.
- La séance du Sanhédrin
La séance du Sanhédrin est, elle aussi, manifestement inventée. Il n'existe
aucun Acte écrit de la sentence de mort prononcée; aucun compagnon de Jésus
n'assiste à l'interrogatoire; Pierre, le plus hardi, a suivi de loin le cortège
et se chauffait dans la cour près du feu assis avec les serviteurs (Marc XIV
-54) il était tout prêt à renier le Maître (Marc XIV -66, 72). L'auteur du récit
assure donc lui-même, non seulement le secrétariat de l'Assemblée, mais aussi
la mise en scène des personnages, qui s'agitent et bougent selon ses intentions;
le récit est conçu comme une pièce de théâtre qui se découvre progressivement
aux yeux d'un lecteur, ému, pris, lui, à témoin. L'auteur ignore que le Sanhédrin
est convoqué par le Tribun commandant les forces d'occupation à Jérusalem, comme
il est dit dans les Actes (XXII -30).
- La comparution devant Pilate:
La comparution de Jésus devant Pilate est le couronnement de la stratégie littéraire
dans l'imagination du rédacteur. Celui-ci donne une couleur de réalité à ce
qui est totalement impossible. Pilate, en fonction, si l'on suppose sa présence
en Palestine, habitait Césarée-Maritime, suffisament loin de Jérusalem pour
ne pouvoir rallier la ville en une moitié de nuit; il lui fallait au moins une
journée de la chevauchée la plus rapide! Pilate, assurément, durant son mandat,
était venu parfois à Jérusalem, mais les émeutes provoquées par ses actions,
au début de son administration, lui avait démontré le grand danger à demeurer
dans cette cité, et devenir l'otage de la population juive. Il était plus expéditif
en cas de besoin de venir de l'extérieur prendre en tenaille la foule ameutée,
en utilisant la garnison de l'Antonia comme autre bras armé.
- L'impossible déni de justice:
Jésus est en définitive victime d'un déni de justice patent dû au non-respect
de la procédure normale de la justice romaine. Il n'y avait pas de flagrant
délit; Jésus ne se conduisait pas en émeutier les armes à la main. Le plus grand
doute subsistait sur la nature de l'accusation: se disait-il ou non roides Juifs
(Marc XV -2) ? Jésus n'avoue rien, la procédure aurait dû se dérouler normalement;
comme les pouvoirs du Procurateur étaient forcément limités, sauf flagrant délit
de toute nature ce qui n'était pas en cause, Pilate aurait dû envoyer Jésus
en Syrie devant le Gouverneur, qui aurait tranché de la réalité de la prétention
à la royauté, attribuée à Jésus. Bien plus, la captation supposée d'un titre
royal mettait en cause la lex majestatis et celle-ci relevait directement de
l'Empereur.
Barabbas, pour sa part, montre à l'évidence que la justice romaine n'était pas
si expéditive: émeutier et meurtrier à la fois il était en prison depuis longtemps
puisque l'évangile ne signale aucune insurrection sanglante (Marc XV -7) durant
le séjour de Jésus à Jérusalem. En tout état de cause Pilate, en fonctionnaire
zélé, n'aurait pu songer, ne serait-ce qu'une fois, à abandonner l'exercice
de la justice romaine à une foule juive excitée. Malgré la démonstration de
l'évangéliste, arrêter un homme en pleine nuit, hors de la ville, le juger,
le condamner et exécuter la sentence en moins de douze heures soulignait l'injustice
flagrante et l'irréalisme de la procédure utilisée.
Finalement, la succession rapide
de scènes nettement campées, voire inattendues (Marc XIV -51, 52); l'opposition
entre groupes indistincts (les fidèles, les prêtres, les scribes, les pharisiens
etc... ) et le héros dont la figure accuse un relief d'autant plus prononcé
qu'elle s'humanise à chaque ligne par les frayeurs et les angoisses qu'il ressent
à Gethsémani (Marc XIV -33), pire encore par les souffrances de la torture et
l'abominable tension des muscles sur la croix pour lutter contre la lente asphyxie
du supplice, tout nous trouble, nous émeut et fait de nous, lecteurs, les témoins
effrayés de séquences dont nous ne pouvons qu'attester la réalité. De même qu'à
l'écoute du "Stabat Mater" de L.Pergolèse , la musique nous emporte dans un
état de tristesse si profonde que nous voyons réellement cette mère éplorée
tenter de réchauffer le cadavre de son fils étendu sur ses genoux; de même,
à la lecture de l'évangile marcien, et des autres, nous devenons par notre imaginaire
bouleversé les témoins effectifs des scènes décrites par l'auteur pour exciter
notre compassion, notre douleur, dont la pesanteur crée en nous cette illusion
de la réalité. Par ses ressources de conteur, l'auteur prend à partie chaque
lecteur pour qu'il acquiesce directement, pour qu'il convienne personnellement
de l'historicité du récit, dont le but définitif est de démontrer l'accomplissement
des Ecritures (Marc XIV -49) et la messianité de Jésus; c'est-à-dire d'attiser
la violence d'un antijudaisme préexistant, qui se manifestera des siècles plus
tard.
L'accomplissement de la Septante constitue l'objet
même du Nouveau Testament. Ces écritures alexandrines contenaient les éléments
de croissance d'une identité chrétienne non clairement définie au premier siècle,
dont l'épanouissement aux siècles suivants mettra à profit des circonstances
politiques favorisant une pleine appropriation non seulement de ces Ecritures
mais aussi du pays dont les Juifs avaient été chassés: Jérusalem et ses alentours.
La chrétienté les transformera plus tard en ses Lieux Saints; se substituera
aux anciens occupants, et se proclamera le nouveau peuple élu.
Outre les "effets de réel" du conteur, qui provoquent notre vive compassion et de ce fait notre adhésion au récit, le caractère de "vécu" du supplice ajoute encore à notre croyance. Combien d'hommes avaient été crucifiés en Judée avant 70! Toutes les mémoires se rappellent aussi, encore de nos jours, les longues files d'esclaves torturés, mis en croix, par milliers, des deux côtés de la Voie Appienne, après l'échec de la révolte de Spartacus. Toutefois, si l'homme-Jésus pouvait être suspendu à une croix comme le pense la foule des "fidèles", le Dieu-Sauveur qui habitait son corps ne pouvait mourir. Au moment du décès de l'homme, un événement surnaturel aurait dû se produire à partir de la croix, tout autre que la déchirure du voile du Temple (Marc XV -38), manifestant au Monde entier, qu'Il était venu sauver disait-on, sa présence divine éternelle.
Cette divinité, il est vrai, semble abondamment prouvée par les miracles du thaumaturge Jésus. A cet égard, cependant, l'invraisemblance des situations atténue fortement les effets littéraires du conteur. On éprouve une sorte de détachement pour ces multiples épisodes dont la succession se déroule comme un plan préétabli: nous lisons un catalogue; Jésus intervient en maître absolu de la santé conditionnée par la présence ou non du péché (Marc II -5, 11); de la vie et de la mort (Marc V -42, 43); des éléments naturels, le vent et la mer (Marc IV -41 -VI -48, 51); il apaise la tempête et marche sur les eaux etc... mais par dessus tout, il donne à manger dans le désert à cinq mille personnes, puis à quatre mille autres (Marc VI -30, 44 -VIII -8, 1, 10); aussi bien, des foules imposantes l'entourent, l'admirent et louent Dieu pour ses bienfaits. Il manque toutefois l'essentiel, c'est-à-dire la réaction des Autorités romaines.
En l'occurrence, Jésus n'aurait pas été le seul thaumaturge de son temps. En ce Monde "où règnait la passion du merveilleux", en ces siècles de "religiosité à fleur de peau" (17), d'attirance pour les forces magiques, de dévotion pour les personnages charismatiques, pour les chamanes et les faiseurs de miracles - par exemple Paul et Barnabé adorés comme Hermès et Zeus en Lycaonie (Actes XIV -11, 12) - les autorités romaines, et l'Empereur personnellement soucieux de renforcer sa puissance, étaient à l'affût de tout ce qui pouvait manifester un don, une force sortant du commun, afin de cultiver avec le mage ou le thérapeute des relations telles qu'il puisse mettre à Leur service ce capital d'énergie surnaturelle. Si impossibilité, la personnalité considérée était violemment poursuivie; ainsi Apollonius de Tyane fût-il persécuté, en vain, par Domitien dont il avait stigmatisé la tyranie "auquel il reprochait de faire peser sur les peuples un joug insupportable". Plus tard, Gallien recourut fréquemment aux avis de Plotin.
Que dire d'un homme, qui nourrirait dans le désert, avec presque rien: quelques pains et poissons et une bénédiction, plusieurs milliers de personnes au moins en deux occasions, dans un pays soumis à des disettes périodiques, soit par suite de mauvaises récoltes ou de mauvaises distributions des vivres, soit par le fait de la spéculation des banquiers? Le Gouverneur de la Syrie en aurait été immanquablement averti et aurait cherché à attirer Jésus dans sa capitale pour l'envoyer à Rome entouré des plus grands égards. La dévotion et le respect dûs à toutes personnes possèdant des facultés aussi surnaturelles auraient créé autour de Jésus une barrière de protection plus efficace qu'une légion. Comment concevoir qu'un tel personnage, aussi glorieux, puisse être traité en esclave et crucifié par Pilate? Il y a là un non-sens. En outre, la nature de certains miracles vient jeter un doute sérieux sur leur réalité, par exemple celui de l'eau changée en vin. C'était autrefois l'apanage de Dionysos d'opérer cette transformation au début de chaque mois de Janvier, date à laquelle le calendrier chrétien a situé la scène des noces de Cana. Osiris aussi se manifestait de façon identique à la même période. Il fallait donc que Jésus fit aussi bien que ces deux divinités dites "païennes".
Les rédacteurs des évangiles ont
eu,semble-t-il, une peur viscérale de ne pas faire apparaître avec suffisamment
de puissance la divinité de leur Sauveur, aussi bien, ont-ils accumulé les actes,
hors nature, de leur Dieu sans penser que trop de miracles tuent le miracle;
et qu'en définitive il aurait suffit d'un seul "vrai" miracle pour attester
définitivement Sa nature divine.
Imagine-t-on bien les conséquences de la résurrection
de Lazare, par exemple? Jésus serait incontestablement apparu comme le Maître
de la Vie, assurant par sa seule présence l'existence des humains. Il n'y aurait
pas eu besoin de son sang pour féconder la Terre et leur assurer leur nourriture;
il n'aurait pas été nécessaire de le clouer sur une croix, symbole de vie éternelle,
puisqu'Il aurait été lui-même de par sa nature la Vie! Finalement, cette accumulation,
faite pour créer et augmenter la Foi en Jésus d'un lecteur ou auditeur tourmenté,
ne fait que souligner l'immortalité divine.
Le Maître de la Vie ne peut mourir même pour
trois jours, sinon la terre, les hommes, le ciel et toute la "création" auraient
immédiatement disparu. Il y a une différence fondamentale de nature entre une
divinité imaginaire qui périodiquement meurt et renaît selon le rythme annuel
des saisons, conformément aux rites multiséculaires de la Fécondité repris par
le christianisme romain,et le Maître de la Vie puisqu'Il est la vie même par
essence. Le dogme des deux natures en une seule personne reste une tentative
avortée de concilier les inconciliables.
c) Y-a-t-il un enseignement authentiquement divin?
1) Les présupposés du Judéo~Christianisme
Il y a presque 20 ans, C.Tresmontant publiait à Paris un "Christ Hébreu" repris
en deuxième édition chez Albin Michel voici 10 ans. Ce livre consacré aux enseignements
divins du Sauveur apparaît, dès son Introduction, comme un condensé des présupposés
et "idées fixes" du Judéo-Christianisme.
La première de ces idées présente Jésus
comme étant Dieu dans son existence terrestre, qui ne saurait être mise en doute.
L'on sait ce qu'il faut en penser! D'autant que la naissance de Jésus, Lumière
de lumière selon le Concile de Nicée I, aurait dû s'accompagner d'un tel éclat
lumineux que la Palestine entière aurait été éclairée a-giorno durant Sa vie
entière; ce que personne n'a signalé. Ceux que l'on appelle "paiens" étaient
instruits de cette qualité divine de lumière; lorsque leurs mythes obligeaient
Déméter à venir chercher sur Terre sa fille Coré, pour célébrer le printemps
et l'été, ils n'oubliaient pas de signaler sa nature divine par un vigoureux
éclat lumineux émanant de son apparence humaine.
Jésus-Dieu parle la langue divine,
l'hébreu. Cette fixation sur une langue uniquement écrite peut paraître dérisoire:
Dieu n'est-il pas le créateur de la Terre entière? Ne connaît-il pas la multitude
de langues parlées par les hommes? Ses disciples, lettrés et instruits, résument
ses enseignements en prenant des notes, en hébreu, comme de nos jours, "des
étudiants dans une Université". Il ne saurait en être autrement puisqu'à leurs
yeux ce rabbi était "plus qu'un prophète"; ils devinaient sa nature divine au-delà
de son être d'homme. Qu'est-ce qui justifie ce rôle exclusif d'enseignant extra-terrestre?
Que fait-on des événements prodigieux de l'enfance? Quelle considération développe-t-on
pour l'action du thaumaturge?
L'auteur ne nous fournit aucune explication;
il semble incapable d'imaginer pour Jésus une existence sur Terre, autre que
celle d'un enseignant en Sorbonne comme Tresmontant l'a été lui-même plusieurs
années. La situation décrite comporte immédiatement une conséquence d'importance:
Jésus ne pratique pas le grec; Il n'utilise donc pas la Septante alexandrine
qui constitue pour l'Eglise catholique et apostolique son Ancien Testament.
La Constitution dogmatique sur la Révélation
divine du 18 Novembre 1965(conciledu Vatiam II), l'affirme nettement en son
chapitre VI :
"Il faut que l'accès
à la Sainte Ecriture soit largement ouvert aux fidèles du Christ. C'est pour
cette raison que l'Eglise, dès ses origines, a repris comme sienne cette très
ancienne version grecque de l'Ancien Testament dite des Septante.." (18)
Ainsi l'Eglise doit avoir reçu ces écrits en grec par une voie autre que l'enseignement "divin" de son Dieu supposé, puisque celui-ci ne s'exprimait qu'en hébreu. C.Tresmontant ne donne aucune justification à ce sujet, pour lui, en effet, comme pour tous les tenants du Judéo-christianisme, l'Ancien Testament chrétien n'est pas la Septante mais la Torah juive; seraient-ils tous hérétiques?(19)
Cette volonté de maximaliser l'usage de l'hébreu, langue écrite, surprend d'autant plus que la langue vernaculaire de tous les Palestiniens de cette époque supposée était l'araméen, langue parlée mais aussi écrite. Une partie du livre juif de Daniel est en araméen.(20) La lecture, en hébreu, de la Bible dans les synagogues palestiniennes était suivie de celle du Targoum, qui en était une traduction araméenne commentée, dont quelques parties avaient été composées plusieurs siècles avant notre ère.(20) Il existe aussi un Targoum du livre d'Esther datant de la fin du VIIème siècle de notre ère (ou le début du VIIIème siècle) écrit en araméen occidental avec insertion de nombreux mots grecs.(20)
Assurément, aucun évangile n'enrobe
Jésus dans les vêtements d'un Maître d'école. Ce dernier vit dans son établissement
ou, s'il habite à l'extérieur, ne connaît qu'un chemin, celui qui va et vient
de son domicile à son école. Les quatre évangiles décrivent
Jésus dans sa vie publique parcourant la Galilée et les régions voisines,
attroupant des foules importantes comptant jusqu'à cinq mille individus. Pense-t-on
qu'il puisse développer des commentaires savants des écritures"sacrées" judéennes
devant de tels auditoires qui attendent de lui des miracles allégeant la lourde
charge de leurs journées? Il leur tient pour être compris dans leur langue araméenne
des propos simples; Il les enchante par des comparaisons campagnardes, à leur
portée. Jésus se fait comprendre des foules par son pouvoir de créateur d'images
et d'émotions. A quoi servirait dans un tel contexte le vocabulaire d'un Maître
d'école, tenté, pour préciser sa pensée, d'employer des termes relevant du "clochatisme"
rabelaisien?
Que dire de ces fidèles disciples intelligents, instruits, prenant des notes
sur des palettes (il en fallait beaucoup!), comme des étudiants de C.Tresmontant
noircissant leurs cahiers avec des stylos-billes? A l'occasion sortant de leur
école, ils distribuaient pains et poissons mais tout l'évangile dit de Marc
s'emploie à souligner la faiblesse de leur compréhension. Jésus lui-même s'en
irrite (Marc IV -13). Les Actes d'Apôtres (IV -13) déclareront plus tard Pierre
et Jean les principaux disciples, illettrés et simples d'esprit. Il existait
bien une classe de scribes, de professionnels de l'écriture; ils faisaient malheureusement
partie des ennemis de Jésus, de ceux qui avec les pharisiens et les hérodiens
voulurent sa mort dès le début de sa vie publique (Marc III -6); ils reconnaissaient
bien en lui une personnalité divine, mais celle d'un dieu phénicien, ce fumier
de Baal (Marc III -22)!
L'écriture des évangiles utilise,
dans ce "Christ Hébreu", des voies et moyens à la fois expéditifs et mystérieux.
Le processus apparent s'exprime, pour C.Tresmontant, par la lecture "dans les
synagogues du bassin méditerranéen et à Jérusalem même" des recueils de notes
prises par les élèves-disciples instruits naguère par le Maître, dont chacun
a interprété les discours à sa façon. Toutefois, comme un certain nombre de
"frères et soeurs" ne connaissaient pas l'hébreu et parlaient le grec, il a
fallu traduire en cette langue ces recueils, qui, grécisés, devinrent les quatre
évangiles. (21)
Dans ce lot, l'évangile dit de
Matthieu nous reporte "aussitôt après les événements de l'année
30 et avant le passage de l'heureuse annonce aux païens, aux incirconcis, donc
avant 36 -40" (22).
On s'en souvient, A. Garnier , l'inventeur du Christ -Hébreu dans les années
1830-1836, Supérieur Général du séminaire de Saint-Sulpice à Paris, avait imaginé
un évangile matthéen en hébreu en l'an 41. Un siècle et demi après A.Garnier,
C.Tresmontant se révèle son fidèle successeur et nous dévoile quelle paralysie
intellectuelle peut provoquer l'obéissance, le respect du principe d'autorité,
sous l'inspiration de l'Esprit-Saint invoqué par Mg.Thomas, évêque de Versailles
,dans sa Présentation de l'ouvrage de C.Tresmontant.
Le mystère n'en subsiste pas moins; nous lisons
les mêmes textes que Tresmontant; ceux-ci manifestent une si vive animosité,
pour ne pas dire haine, des corps constitués judéens à l'égard du Galiléen Jésus,
qu'ils le traitent comme un goy particulièrement dangereux pour leur Nation;
une haine si éclatante qu'on peine à réduire la personnalité de celui-ci à un
simple Maître d'école. Sa crucifixion après tortures rend inimaginable la lecture
de ses enseignements, sitôt après, dans les synagogues du bassin méditerranéen
et à Jérusalem même! Les Juifs s'étaient déclarés si heureux de l'avoir fait
exécuter qu'ils réclamaient:
"Que son sang soit sur nous et sur nos enfants" (Matthieu XXVII, 25)
Le mystère s'épaissit du fait non seulement de
cette invraisemblance, mais aussi de ce manque total d'explication sur le passage
des notes écrites en hébreu, interprétations de chaque élève,au stade des livres;
il ne suffit pas de les traduire de l'hébreu en grec; il faut nous indiquer
quel travail d'élagage, de choix, de composition, a été exécuté; par qui? Il
ne suffit pas pour que l'auteur du "Christ-Hébreu", orthodoxe se pense-t-il,
emporte notre conviction, d'enfermer les hétérodoxes, ceux qui ne croient pas
comme lui, "dans l'écrin d'un monde intellectuel clos sur lui-même... appuyé
sur de faux présupposés";
il est lui-même victime de ses a-priori, les a-priori qui conditionnaient l'imaginaire
d'A.Garnier après la Révolution Française.
L'aversion profonde d'A.Garnier
pour tout ce qui pouvait rappeler cette Révolution abhorrée, y compris le langage,
le fige dans un culte irraisonné de l'hébreu, langue non parlée, invariable,
si étrange avec ses caractères carrés dessinés de droite à gauche, dont la pratique
lui donnait un sentiment certain de supériorité; dont il savoura les plaisirs
de la traduction quotidienne jusqu'à se transformer en un Juif religieux du
temps des Macchabées. Il se persuada de parler la langue du seul Dieu véritable,
sans pouvoir s'interroger sur ce qui établissait la langue hébraïque dans ce
statut de langue "sacrée".
Que l'illusion collective d'un petit peuple opprimé, développée par des prophètes
dans l'espoir d'une libération définitive, devint chez lui, et chez Tresmontant
de nos jours, une vérité de Foi, A.Garnier ne pouvait l'apprécier, totalement
déterminé par son amour des Livres, dont le contenu illuminait son âme; incapable
d'estimer "l'objectivation" qu'ils créaient de cette illusion collective dans
la pensée qu'ainsi les espoirs du peuple juif d'une prochaine libération se
concrétiseraient entièrement.
C.Tresmontant, lui non plus, ne se demande jamais pourquoi l'hébreu pouvait être jugé la "vraie" langue divine, parmi les centaines utilisées dans l'Antiquité de l'Eurasie. L'observation de la situation exposée par les livres juifs "sacrés", instituant le petit peuple juif comme élu d'un dieu unique, au milieu de Nations beaucoup plus importantes, puissantes et développées, possèdant chacune un dieu national assurant son Empire; instituant ce peuple assez insignifiant comme le seul descendant véritable d'Adam "fils de Dieu"; l'énormité de ces paradoxes insoutenables renforçait sa Foi dont la seule base intellectuelle consistait dans la pratique d'une langue morte, non plus le latin romain mais l'hébreu.
A son tour, C.Tresmontant s'est enfermé "dans l'écrin d'un monde intellectuel clos sur lui-même". L'hébraïsation de sa religion repose sur des présupposés aussi faux que les a-priori dénoncés par lui chez les intellectuels pensant différemment. Désormais, "les professionnels du divin", réifiant leur imaginaire en un dieu qu'ils créent dans le déroulement de leurs discours, emportés par l'amour de leurs propres concepts, ces "professionnels" sont d'autant plus dangereux pour les autres hommes qu'ils sont plus religieux.
2) Les paroles mises dans la bouche de Jésus
Il faut, en introduction, rappeler fermement
qu'aucun évangile ne peut donner à lire ou entendre les paroles et discours
que Jésus aurait prononcés durant sa vie terrestre supposée. Le problème n'est
pas d'abord une question de Foi; il s'agit d'un problème neuro-psycho-sociologique,
concernant les facultés humaines de compréhension et leurs limites. L'on ne
répètera jamais assez qu'un auditeur, même s'il est instruit et intelligent,
ne remplace pas un magnétophone et que sa mémoire n'est pas assimilable à une
bande magnétique. Chacune de ses perception est une interprétation: il redira
ce qu'il a crû entendre en fonction de son acuité auditive et intellectuelle,
mais non pas les paroles-mêmes du locuteur. L'évangile dit de Marc l'a bien
exprimé:
"Il leur disait la Parole, selon ce qu'ils pouvaient entendre" (Marc IV -33).
Telle personne affirmera ensuite que le témoignage proféré répète fidèlement
le discours du Maitre,en fonction de sa Foi c'est-à-dire des besoins de son
âme induits de ses peurs dans la vie, et de la quiétude véhiculée par
les paraboles et les sermons attribués au Sauveur. Il reste que les discours
dans les quatre évangiles représentent ce que les copistes-auteurs, à partir
du XIIIème siècle et jusqu'à l'invention de l'imprimerie, ont jugé bon de mettre
dans la bouche de Jésus, compte tenu des déformations apportées par les gloses
insérées dans les textes "divins" à partir du XIIème siècle.
Cette remarque préliminaire nous
conduit à interroger les transmetteurs conventionnels des paroles salutaires,
dans le christianisme romain: c'est-à-dire les Apôtre. Jésus aurait pu choisir
des proches disciples capables de saisir le sens de ses sermons, éventuellement
après des explications qu'Il était disposé à donner. Hélas, Pierre et ses compagnons
avaient des esprits si obtus que le Sauveur ne peut cacher une certaine irritation
devant leur incompréhension
"Et Il leur dit:
vous ne saisissez pas cette parabole? comment alors comprendrez-vous toutes
les (autres) paraboles?" (Marc IV -13)
Il va poursuivre par des commentaires sur le travail du semeur, puis, agacé,
Il conclura: "Si quelqu'un a des oreilles pour entendre, qu'il entende" (Marc
IV -23)
Sans doute, après son Ascension
au Ciel va-t-il leur envoyer l'Esprit-Saint pour les éclairer, à la Pentecôte
(Actes II -1, 4). Malheureusement, cette intervention parait bien inutile puisque
Pierre et Jean, les chefs de file, arrêtés et comparaissantdevant le Sanhédrin,
seront renvoyés sans condamnation parce que jugés "illettrés et simples d'esprit"
(Actes IV -13).
Compte tenu des qualités d'omniscience attachées à la nature divine, on ne peut
s'empêcher de conclure logiquement que, si le Sauveur de l'humanité avait voulu
créer une Eglise"sainte"par le moyen d'une tradition apostolique, Il se serait
entouré d'autres élèves-disciples, déjà instruits et suffisamment intelligents
pour traduire et propager l'esprit de Ses discours,à défaut de la lettre. Le
choix maintenu de Pierre et de ses compagnons devait aboutir à un échec prévisible,
qui marque,semble-t-il, une volonté de rupture avec l'humanité toute entière,
excluant toute création d'une Eglise et toute tradition apostolique
D'ailleurs, peut-on imaginer une telle
Institution alors que le "Royaume de Dieu" est si proche:
"Qu'il en
est ici de présents qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le Royaume
de Dieu venir avec puissance" (Marc IX -1).
Certes, une telle vision eschatologique était de nature à raviver les espoirs
des sans nom, sans droit, de ceux traités comme des choses à la libre disposition
de leurs propriétaires; espoirs d'une vengeance définitive qui apporterait à
chaque esclave la juste compensation aux souffrances déshumanisantes subies
de la part des honestiores romains; ces espoirs ravivés en des lendemains meilleurs
leur permettaient de mieux supporter leur profonde déréliction.
A vrai dire, chacun voit dans ce "Royaume des
Cieux" ce qui lui convient. Mais il reste que l'institution volontaire d'une
Eglise, avec ses lieux de culte, sa hiérarchie, ses rites, sa liturgie, ses
textes "sacrés", sa doctrine, exige des dispositions précises que Jésus s'est
refusé à prendre. Il est demeuré un semeur de Paroles, et non l'organisateur
d'une administration "sainte", dont la création hic et nunc nécessitait des
règlements écrits qui n'ont jamais vu le jour; la seule phrase écrite par Jésus
le fut sur du sable (Jean VIII -6,8)
Une évocation de cette Eglise existe bien dans
l'évangile dit de Matthieu (VI -18 et 19), après que Pierre ait reconnu en Jésus
le Christ, l'oint de Dieu, le seul béni du dieu unique, c'est-à-dire l'Empereur
de Rome. Si Jésus était Dieu, quel besoin aurait-il eu de se bénir lui-même?
Christos est le qualificatif reconnaissant l'origine sacrée d'un roi, et sa
double nature d'homme-dieu. Le christianisme est la religion de l'Empereur vivant
en tant que "dernier des dieux et premier des hommes". La représentation du
Chrisme date de Constantin , l'oint du dieu unique, qui fut vénéré par des foules
chrétiennes comme le fondateur de leur religion (23)
Après la mort de Constantin, Dieu fut adoré comme son hypostase céleste; "L'Empereur céleste et Seigneur de majesté", selon le Concile de Constantinople IV de 869. L'assimilation est entière entre Dieu et la puissance sous toutes ses formes (Rom. XIII -1, 7).
C'est en contrepartie de cette
déclaration que Pierre fut désigné comme le roc des fondations de l'Eglise du
Christ, de surcroît possesseur des clés du Royaume des Cieux. L'interpolation
est donc certaine. En effet:
- D'une part, la
théologie de la personne royale fut développée pour la première fois par "L'Hermès
Trismégiste" à la fin du IIème siècle de notre ère(24) -
D'autre part, la déclaration de l'unicité de Dieu date du Concile de Nicée en
325, présidé activement par Constantin.
- Enfin, la prééminence
du siège de Rome fut revendiquée formellement pour la première fois par Léon
Ier. (440 -461), parce que Rome était l'ancienne capitale de l'Empire,
la ville de Romulus et Rémus.
Il n'y a aucun espoir de lire ou entendre des paroles authentiques de Jésus, s'il s'est bien manifesté sur terre pendant plusieurs années. Il n'existe d'autant moins d'espoir que la caractéristique principale des évangiles réside en ce qu'ils forment le développement de l'Ancien Testament, c'est-à-dire, pour le christianisme romain, le développement non pas de la Torah juive, mais de la Septante grecque découverte à Alexandrie par des esclaves-lettrés de l'Administration impériale à partir de l'année 30 avant notre ère. Comme la Septante fut définitivement adoptée par l'importante communauté chrétienne de Rome en 145 de notre ère, après l'expulsion de Marcion qui prêchait son abandon, les évangiles n'ont pu être progressivement rédigés qu'après cette date; si l'on tient pour inexistante la catastrophique opération de destruction-persécution ordonnée par Dioclétien en 303.
Il n'en reste pas moins utile d'apprécier
les principaux thèmes exposés dans les discours ou sermons prêtés à Jésus pour
leur donner une autorité suprême. L'amour d'autrui est le leit-motiv le plus
connu des prêches du clergé romain. Mais il s'agit d'une règle édictée très
tardivement. Nous avons en effet plusieurs témoignages convergents de la vive
hostilité opposant des chrétiens à d'autre chrétiens:
- Principalement Origène, auteur véritablement
génial, à qui l'on attribue un "Contre Celse" rédigé vers 248; cet ouvrage reprend
à son compte ce que le polémiste latin Celse disait vers 180 des sectes
chrétiennes s'anathématisant les unes les autres.
- D'autre part, la correspondance de Cyprien
de Carthage et d'Etienne de Rome en 256 -257, nous montre les deux évêques chefs
de communautés concurrentes s'excommuniant mutuellement.
- Enfin, le dernier grand historien romain, Ammien
Marcellin, décrit la rivalité meurtrière de deux prétendants au Siège épiscopal
de Rome: Damase et Ursinus;cette rivalité causa en 366 -367 la mort de quelques
centaines de chrétiens romains tués par d'autres chrétiens romains et laisséssur
le carreau d'une basilique;jusqu'à ce que l'Empereur Valentinien 1er. condamnât
Ursinus à l'exil.
Ce fut, hélas, le premier des assassinats qui ensanglantèrent le trône de Saint
Pierre entre la date de la création de l'Etat Pontifical en 755 -756, et le
schisme séparant définitivement Constantinople de Rome en 1054.
Ces tueries intestines préparèrent à la "Guerre
Sainte" de 1096 -1099, contre les Musulmans et les Juifs; puis aux croisades
suivantes...etc Bref, l'amour d'autrui fournit au cours des siècles l'occasion
à de rares individualités de développer quelques actions charitables parfois
spectaculaires, dont la médiatisation moderne sert de paravent à une volonté
de puissance séculaire. L'Etat-Eglise du Vatican est mû par la conviction de
pratiquer la seule vraie religion et d'adorer le seul vrai dieu; il ne connaît
qu'une seule règle, celle édictée par (saint) Augustin vers 410 à l'égard des
Donatistes carthaginois:
" Force-les
à entrer (dans l'Eglise)- Compelle intraré"
L'amour d'autrui est d'abord l'acceptation d'autrui tel qu'il est; c'est essentiellement
une volonté de compréhension et non une volonté d'assujètissemen cachée sous
des paroles melliflues; le crucifix ne constitue pas le symbole de l'amour divin,
mais un appel à la vengeance et au meurtre; au sang que l'Etat-Eglise du Vatican
a fait répandre successivement sur tous les Continents de la Terre, pour le
Salut de l'humanité!
Il est vrai, des philosophes stoïciens, dont l'Empereur Marc-Aurèle(161-180),
ont autrefois célébré l'amour de l'autre:
" Le propre de
l'homme est d'aimer même ceux qui l'offensent -Les hommes sont faits les uns
pour les autres - Le propre de l'âme raisonnable, c'est aussi l'amour de son
prochain - Mon affaire sera de me montrer bienveillant et doux à l'égard de
tous - Tout n'est qu'opinion - L'homme, s'il aide son prochain en des choses
ordinaires, agit conformément à sa constitution et atteint sa fin propre" (25)
Marc-Aurèle pensait aussi qu'il n'y avait qu'un seul dieu. Ces pensées des philosophes
étaient répandues partout, depuis des siècles, au moment du christianisme triomphant.
Se les approprier donnait à la nouvelle religion, pauvre en penseurs originaux,
un lustre spécifique qui permettait aux "convertis" de croire en la permanence
de leur culture.
D'autres passages, jugés caractéristiques
des sermons dits de Jésus dans l'évangile, sont formellement décalqués des doctrines
philosophiques antiques préstoïciennes, particulièrement celle des Cyniques.
Il en est ainsi de :
- L'imprévoyance
vertu supposée du temps de l'innocence: "Ne vous inquiétez pas pour votre vie
de ce que vous mangerez. ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez ..
regardez les oiseaux du ciel votre Père Céleste les nourrit... Observez les
lys des champs... Dieu habille l'herbe des champs; tout celà vous sera donné
par surcroît " (Matthieu VI -25,34).
Ce passage reprend en le développant un thème cher à Diogène: " Ne voyez-vous
pas les bêtes et les oiseaux combien ils sont libres de soucis, plus heureux
et mieux portants que les hommes" (26)
- L'argent : "Vous
ne pouvez servir Dieu et l'argent" (Matthieu VI -24) Les Cyniques n'avaient
pas seulement décrié la possession des richesses, ils avaient vécu leurs discours
en distribuant tous leurs biens, comme Antisthène et Cratès fils d'une riche
famille béotienne; dans une volonté de contester la Société Antique, le cynisme
n'était pas seulement "une philosophie pour les dépaysés", une provocation publique,
mais aussi "le chemin le plus court vers la vertu".
- La subversion
individualiste: "Voici que ta mère et tes frères te cherchent. Il leur répond:
qui sont ma mère et mes frères?" (Marc III -31, 35)
Elle est tout à fait brutale, cette rupture des liens sociaux les plus immédiats,
les plus forts. Si l'on pratique en outre l'amour d'autrui, comme si autrui
était soi-même, proche ou éloigné, ami ou ennemi, il n'y a plus de frontière,
plus de structure sociale repliée sur elle-même, mais un individualisme, une
citoyenneté, la vraie, qui s'étend au monde entier.
"Je suis citoyen du Monde", disait Diorigène
Les évangiles mettent un discours analogue dans la bouche de Jésus, celui-ci
semble avoir lu le poème de Cratès, mourant:
"Ma Patrie n'est pas faite d'une muraille ni d'un toit
Mais la Terre entière est la cité et la maison
Mise à notre portée pour y habiter à demeure." (27)
Ces rappels de la philosophie préstoïcienne
sont tout à fait à leur place dans cette littérature évangélique. Ils font souvenir
que les chrétiens des trois premiers siècles de notre ère s'injurgèrent contre
la Société impériale romaine et réclamèrent un statut d'homme libre et non plus
d'esclave. L'Administration religieuse constantinienne, puis, quatre siècles
plus tard, l'Etat Pontifical élaborèrent une doctrine d'obéissance au Pouvoir,
sacralisant dans un contexte rituel nouveau l'état servile,dans lequel s'incarna,
dirent-ils, leur Dieu.
Il fallait donner place dans les évangiles à cette période primitive durant
laquelle les affidés de Chrestus, dans leur opposition à l'Empire, s'appelèrent
les chrétiens et signifièrent involontairement que la "vraie" religion est une
religion sans dieu.
Conclusion: Qu'est-ce que l'évangile ?
L'évangile, ou évangéliaire, comprend quatre livres distincts, dits de Matthieu,
Marc, Luc et Jean. Les trois premiers ont des points communs et sont appelés
évangiles synoptiques. Le quatrième se présente comme une dissertation théologique.
Chaque évangile apparaît comme une accumulation
de strates rédactionnelles successives déposées à l'évidence de nombreux siècles
après l'éclosion supposée des événements décrits. La langue de leur écriture,
le grec, rappelle qu'à la naissance du christianisme, en 325 à Nicée, la religion
de l'Empire fut une religion grecque rayonnant depuis Constantinople, capitale
du Dieu vivant, Constantin.
La destruction des textes antérieurs au IVème
siècle, ordonnée par Dioclétien en 303, attint ses buts pratiquement partout,
compte tenu de la durée des persécutions: 10 ans en Occident, 20 ans en Egypte
et Proche Orient. Les textes définitifs furent les premiers textes imprimés,
corrigés avant leur impression par des éditeurs humanistes du XVème ou XVIème
siècle, pratiquant la langue grecque des meilleurs auteurs de l'Empire et de
l'Antiquité Tardive:
"L'imprimerie
a canonisé le Canon" (28)
C'est à partir de cette évidence dérangeante, faisant succéder un texte fixé
une fois pour toute aux manuscrits du Moyen-Age variant fréquemment du fait
de la copie manuelle, c'est à partir de cette évidence qu'il faut non seulement
dater les évangiles mais juger de leur contenu.
En outre, comme le Nouveau Testament se présente
comme l'accomplissement de l'Ancien, c'est-à-dire de la Septante, les retours
incessants à ce corpus de langue grecque, découvert à partir de l'an 30 avant
notre ère à Alexandrie, ne font que souligner l'origine gréco-romaine du christianisme,
et non pas juive comme le proclament par erreur les tenants du judéo-christianisme.
C'est un fait exprimé par les pasteurs de l'Eglise
dite catholique et apostolique que les auteurs de l'Evangile ont écrit une "Histoire
Sainte", une hagiographie. Le Concile du Vatican II, lui-même, qualifie ces
auteurs non pas d'historiens, mais d'hagiographes; (29)
bien que déclarant contradictoirement la réalité historique de la vie de Jésus
racontée par les évangiles. Notons que, seul, l'auteur dit Luc prétend s'être
soigneusement informé, mais sans aucunement citer de sources vérifiables ou
des témoins connus véritablement; il s'agit d'une simple pétition de principe.
Il ne convient donc pas de demander à ces écrivains, dont la personnalité reste
inconnue, une vérité historlque qu'ils n'ont jamais eu la prétention de faire
apparaître; mais d'examiner le contenu des mythes qu'ils voulaient réécrire
compte tenu des besoins psycho-sociologiques de leurs fidèles.
C'est en considération de ces besoins
qu'ils densifièrent le mythe de Jésus, nouveau Mithra, et l'incarnèrent en une
personne humaine, dont la vie supposée s'est imposée à la foi des foules par
un art d'écrire, des "effets de réel" nombreux et créateurs d'émotions; émotions
avivées par un commerce superstitieux des reliques du Sauveur réifié et de ses
saints, et une prolifération d'oeuvres peintes, gravées ou scuptées, qui donnèrent
force de vie à tous les gestes de Jésus représentés. Comment aurait-on pu ne
pas croire en son humanité concrète décrite avec tant de détails vrais, dans
des compositions peintes ou gravées avec un art indiscutable, et ces romans
d'évangiles à la simplicité trompeuse? L'art du romancier, comme celui du peintre
ou du graveur, crée la vie en suscitant l'émotion et l'admiration.
Prétendre faire l'histoire des origines du christianisme,
à partir des seuls textes canoniques, révèle une méconnaissance de la nature
réelle de ces textes dont on a noté fort justement qu'ils dressaient, entre
nous et l'histoire, un mur épaissi encore par les commentaires des professionnels
du "divin" et autres exégètes transformant faussement les premiers chrétiens
en théologiens ratiocineurs.
L'évolution du christianisme est
indéniable; mais notre vision historique actuelle de ses origines restent déformée
par deux prismes:
- Le bas
Moyen-Age, dolorisé par la mystique franciscaine et la perte définitive des
Lieux Saints; c'est au XVème siècle que les murs des églises se couvrirent
de Chemins de Croix, et que l'on fixa vraisemblablement le récit
de la Passion, suite à la pandémie de peste noire.
- La Restauration
post-révolutionnaire de 1815, dont les universitaires de notre temps ont hérité
l'habitude de penser à un Christ hébreu, et non plus au Jésus le Galiléen des
évangiles.
Les vérités de Foi, concernant l'inerrance biblique, et la recevabilité de la seule interprétation ecclésiale, éclairèrent des siècles de domination de l'Eglise romaine; elles ont été ravalées au rang de pures opinions, dévoilant la simple humanité d'une Institution qui sut si longtemps contraindre ses fidèles, infantilisés, à l'obéissance de ses commandements présentés comme d'origine divine; siègeant au minuscule Vatican, elle demeure un Etat théocratique qui, selon la parole de Grégoire Ier., dit le Grand, prétend au "gouvernement universel des âmes" et par elles, à celui des corps.
Les phénomènes psycho-sociologiques
déterminent réellement les actions humaines à partir des circonstances et des
besoins éprouvés par les catégories d'êtres considérés. Méconnaitre ces phénomènes
conduit à écarter du raisonnement les intuitions et images dynamiques dont notre
vie consciente se nourrit. En l'occurrence, le christianisme et ses textes canoniques
ne s'expliquent pas autrement malgré un positivisme des apparences, qui transforme
son histoire en hypermarché des connaissances; cette histoire puise ses origines
dans la mémoire des populations concernées, alimentée sans cesse par l'inconscient
collectif des hommes.
Nietzsche l'avait déjà affirmé: (30)
"Etrange
lot que celui de l'homme! Il vit 70ans et il pense être quelques chose de nouveau
et sans précédent durant ce temps là; et cependant il n'est qu'une vague dans
laquelle le passé des hommes poursuit son mouvement"
Hans Jonas, l'auteur d'un remarquable ouvrage traitant de " La Religion gnostique" a prononcé à l'Université de Tübingen en 1984 Un discours intitulé " Le concept de Dieu après Auschwitz " (31) Dieu y apparait comme un concept formé par l'esprit humain, concept que les professionnels du divin objectivent c'est-à-dire réifient par leurs discours. L'homme n'est donc pas la création de Dieu mais tout dieu est la créature de l'homme. La seule religion "vraie" devrait être une religion sans dieu; d'autant que Dieu synonime de lumiere, ou lumière de lumière, est identifiable à une matière corpusculaire et ondulatoire que l'homme dompte progressivement depuis l'invention du feu, il y a environ 350.000 ans.
1 Cf. R.TURCAN -"Mithra et le mithriacisme" -Editeur Les Belles Lettres Paris.
RETOUR
2 Cf. Pierre SAINTYVES -"Le massacre des Innocents ou la persécution de l' Enfant
prédestiné" Editeur Rieder -Paris RETOUR
Pierre SAINTYVES démontre précisément
que le massacre dit des Innocents est une nouvelle version du mythe de l'Enfant-divin
persécuté par ses ennemis. Remarquons à ce propos que l'auteur véritable de
la supposée folie meurtrière d'Hérode est l'Esprit-Saint. Le récit matthéen
note en effet que les Mages (II -12) : "divinement avertis en songe de ne pas
retourner auprès d'Hérode, (ils) se retirèrent dans leur pays par un autre chemin".
Or Dieu, omniscient et préscient, savait à n'en pas douterque les Mages obéiraient
à son avertissement et déclencheraient en conséquence le massacre.
N'y avait-il que ce moyen pour décider la Sainte Famille
à se rendre en Egypte ? Et pourquoi en Egypte ? Sinon pour rendre visibles les
liens de similarité entre certaines mythologies égyptiennes et les mythologies
chrétiennes?
3 Cf. JUNG -KERENYI -"L'essence de la mythologie" -Editeur Payot Paris RETOUR
4 Cf. "Prions en Eglise" no l07 Novembre 1995 -Page 10 Editeur Bayard
Presse -Paris RETOUR
5 Cf. J.DANIELOU -"Les Origines du christianisme latin" le "de pascha computus
Editeur Cerf -Paris RETOUR
6 Cf. W.KELBER -"Tradition orale et Ecriture" -Op. Cit. RETOUR
7 R.SIMON -"Les Juifs présentés aux Chrétiens" -Les Belles Lettres -Paris RETOUR
8 Cf. Dictionnaire des lettres Françaises -"Le Moyen-Age" -Article Pierre le
Vénérable. Edition La Pochothèque -Paris. RETOUR
9 Cf. L.DOUTRELEAU -"Mosaïques" -Anthologie des Sources chrétiennes Page 58
Editeur Cerf. Paris RETOUR
10 Cf. M.HALBWACHS "La topographie légendaire des évangiles
en Terre Sainte" Editeur P.U.F. Paris. RETOUR
11 Cf. M.HALBWACHS Op. Cit. RETOUR
12 Cf. P.HOCHART -"Etudes d'Histoire religieuse" -Editeur E.THORIN
-Paris RETOUR
13 Cf. CATULLE - "Liber" poème 85 dans la traduction de P.Feuga Editeur La Différence
. RETOUR
14 Cf. M.C.SEPIERE -"L'image d'un Dieu souffrant" - Editeur Cerf. Il
y a comme une tradition des "Crucifiés sans croix". Un exemple bien connu est
donné par un panneau du portail d'entrée de l'église Ste Sabine sur l'Aventin
à Rome. Les "pieux" mensonges proférés à ce propos ne vont pas jusqu'à faire
remarquer que la position respective des mains et des épaules du "crucifié sans
croix" ne reproduit absolument pas celle d'une réelle crucifixion.
RETOUR
15 Cf. G.ALBERIGO -"Les Conciles oecuméniques" -Tome II-1 -Cerf Paris
RETOUR
16 Cf. E.POULAT -"L'ère post-chrétienne" -Editeur Flammarion RETOUR
17 Cf. Maurice SARTRE -"L'Orient Romain" -Op. Cit RETOUR
18 Cf. "Les Conciles oecuméniques -Décret II -2" Page 1987 -Editeur Cerf Paris
RETOUR
19 Le Judéo-christianisme tend actuellement chez certains universitaires
français et certains membres du clergé à pratiquer la confusion entre un Juif
et un Chrétien. Selon eux, tout Juif serait un Chrétien et tout Chrétien serait
un Juif. Cette argumentation est parfaitement datée. Elle permet en effet à
l'Etat du Vatican de faire glisser les critiques sur son attitude à propos de
la Shoah, et tenter de s'approprier la profonde détresse du peuple juif, alors
que cet Etat a laissé, en connaissance de cause, conduire des millions de personnes
aux fours crématoires (implantation d'un Carmel à Auschwitz et de croix pontificales
etc ). Cette argumentation permet aussi à certains membres du clergé d'après
la guerre de faire oublier l'origine d'une situation sociale d'excellence, origine
qui les a obligés à abjurer, dans le contexte du conflit, la religion de leurs
parents. RETOUR
20 Cf. Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme -Editeur Cerf -Paris RETOUR
21 Mais il y a grec et grec. La langue grecque pratiquée communément
était la koïne, une batarde populaire qui ressemblait peu à la langue littéraire
des quatre évangiles. Pour C.Tresmontant, en définitive, l'écriture de ces évangiles
fut l'affaire de gens instruits, alors que la foule chrétienne illettrée,de
ces origines,s'exprimait dans l'oralité triomphante. Pour qui donc écrivaient-ils?
. RETOUR
(22) C.Tresmontant, semble-t-il, considère ces dates comme s'insérant
dans notre ère chrétienne. Celle-ci ne fut inventée qu'au début du VIIIème siècle
par Bède le Vénérable qui reprenait à son compte les calculs proposés en 525
par Denys le Petit pour déterminer le cycle pascal. Il convient donc pour rétablir
la chronologie des évangiles et plus spécialement celle de Luc concernant la
vie publique de Jésus de conserver la datation établie par celui-ci; soit, une
naissance de Jésus à la fin de l'an 6 de notre ère sous Quirinius gouverneur
de Syrie; ce qui fait débuter la vie publique de Jésus en 36 -37. RETOUR
23 Cf. E.MALE -"L'Art religieux du XIIème siècle en France" Editeur Armand Colin.
Page 248 et suivantes RETOUR
24 Cf. A.J. FESTUGIERE -"La révélation d'Hermès Trismégiste" Editeur Les Belles
Lettres Paris Page 324 et suivantes. RETOUR
25 Cf. MARC-AURELE "Pensées pour moi-même" -Traduction de Mario Meunier - Editeur
Garnier-Flammarion -Livres7 (22,31) :.. 8 (59) -9 (42) -11 (1) 12 (8) RETOUR
26 Cf. Maria DARAKI -"Une religiosité sans Dieu" -Editeur La Découverte -Paris
Citations Pages 35, 39, 40, 41. RETOUR
27 Cf. M.ONFRAY -"Les Cyniques grecs" -Editeur Livre de Poche -Paris Diogène
-pages 114 -121 Cratès -page 175. -37 RETOUR
28 Cf. Christoph THEOBALD -"Le canon des Ecritures" -Editeur Cerf. Paris RETOUR
29 Cf. "Conciles oecuméniques" -Décrets II -2 -Editeur Cerf Paris La Révélation
divine chapitre III (11 et 12) -page 1979. RETOUR
30 cf Maria TASINAT0 -"L'oeil du silence" -Editions Verdier à Lagrasse citation
de Nietzsche page 128. -39 RETOUR
31 Cf. Hans JONAS -"La Religion gnostique" -Editeur Flammarion
Cf. Hans JONAS - Le concept de Dieu après Auschwitz" - Editeur Rivages -Poche
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